Et la gauche? Elle dit que ça va bien comme ça….
Mercredi 14 février, la commission LIBE (Liberté, Justice et Affaires intérieures) du Parlement européen a voté à la majorité les différents textes législatifs réformant le Système d’Asile Européen, fruit de l’accord entre la Commission européenne, le Parlement et le Conseil de l’Europe, du 18 décembre 2023.
Je suis conscient*, en écrivant cette analyse, que ceux et celles qui sont appelé·es à prendre une décision politique doivent tenir compte du fait que l’échec de l’approbation du paquet de réformes de l’asile pourrait constituer une nouvelle poussée vers la désintégration de l’UE. Car, face à un Système d’Asile Commun inefficace et déjà partiellement inappliqué dans la pratique, de nombreux États pourraient décider d’une sorte de «free for all», déclenchant une course pour contourner complètement le droit de l’Union en faveur de normes et, surtout, de pratiques nationales incontrôlables, en conflit avec le droit de l’Union. Et pourtant. Si certains textes de réforme sont déficients et confus ou présentent des profils de réforme incohérents, d’autres textes, et en particulier le règlement relatif aux Procédures Communes d’Examen des demandes d’asile, présentent des aspects d’une gravité sans précédent.
Les questions les plus graves concernent les «Procédures Spéciales» à la frontière, car on assiste à un renversement total de la logique juridique usuelle, selon laquelle les procédures ordinaires s’appliquent à la plupart des situations, tandis que les exceptions et les limites ne peuvent être envisagées que pour des cas spéciaux, strictement circonscrits.
Or au contraire, le nouveau texte prévoit (section IV, articles 41 et suivants) que les États peuvent appliquer les procédures spéciales aux frontières, à la fois à ceux et celles qui ont demandé l’asile à un point de passage de la frontière extérieure, à ceux et celles qui l’ont fait sans délai après avoir été arreté·es lors d’un passage non autorisé et à ceux et celles qui arrivent sur le territoire d’un État membre à la suite d’une opération de sauvetage en mer. Cette disposition peut s’appliquer également aux familles, aux mineur·es et aux mineur·es non accompagné·es. Ensemble, ces personnes représentent la quasi-totalité des demandeur·euses d’asile en Europe. Ainsi, la pro-cédure spéciale, qui par nature ne devrait être appliquée que dans des cas strictement limités, est inversée, c’est-à-dire qu’elle devient la véritable procédure ordinaire, tandis que cette dernière s’applique de facto à des situations limitées et résiduelles.
L’application de la procédure spéciale implique des formes plus ou moins drastiques de restriction de la liberté des demandeur·euses d’asile, qui seraient confiné·es pendant une période pouvant aller jusqu’à 12 semaines (et même dans certains cas 16) dans des installations ad hoc situées dans les zones frontalières, mais aussi dans d’autres zones du Pays membre, si nécessaire. Le texte de la réforme est très ambigu car il prévoit pour les demandeur·euses «l’obligation de résider dans un certain lieu», une obligation qui ne constitue cependant pas «une autorisation d’entrer et de résider sur le territoire d’un État membre». Il s’agit d’une forme de détention mal dissimulée qui contourne habilement le principe général (qui reste formellement en vigueur dans la nouvelle «Directive Accueil»), selon lequel un·e demandeur·euse d’asile ne peut pas être déte-nu·e simplement parce qu’iel est demandeur·euse d’asile. L’article 31 de la Convention de Genève, qui interdit aux États d’imposer des sanctions aux étranger·es arrivant irrégulièrement sur leur territoire dans le but de demander l’asile, interdit également la détention administrative des demandeur·euses d’asile. La détention ou toute autre forme de restriction de la liberté doit être con-sidérée comme une mesure applicable à des cas exceptionnels, mais ne doit jamais être appliquée pour des raisons ethniques, nationales ou de dissuasion à l’égard des demandeur·euses d’asile.
Or, c’est exactement ce qui se produirait avec le nouveau règlement de procédure. La réforme envisagée pourrait meme être en contradiction avec la Convention Européenne des Droits Humains, dont l’article 5 prévoit la possibilité d’une détention temporaire d’un·e étranger·e unique-ment si elle est mise en œuvre dans le seul but d’empêcher son entrée illégale sur le territoire. Or, ceux et celles qui demandent l’asile à la frontière, qui le font sans délai en cas d’interpellation ou, a fortiori, ceux et celles qui sont secouru·es en mer, ne sont nullement en situation irrégulière, comme nous le rappelle depuis longtemps la Cour de cassation.
Malgré la gravité des questions juridiques soulevées, il pourrait être contesté que la rétention et l’application de la procédure spéciale à la frontière ne sont pas obligatoires dans les cas précités, mais facultatives. Elles peuvent aussi ne pas être appliquées lorsque l’État concerné a atteint «sa capacité adéquate» de gérer les procédures de frontière.
De quoi s’agit-il? Le futur règlement prévoit d’introduire une procédure inédite selon laquelle «la Commission calcule, au moyen d’un acte d’exécution, le nombre correspondant à la capacité adéquate de chaque État membre d’effectuer des ‘procédures aux frontières’» (article 41 ter). Une fois atteinte cette capacité, hormis quelques cas spéciaux, l’État n’est plus contraint à les appliquer. Cette capacité est prévue à 30.000 unités. Cette nouvelle et étrange notion, au lieu de les atténuer, renforce les doutes concernant la légitimité de l’application de la Procédure Spéciale car elle la rend complètement arbitraire et soumise au hasard: les demandeur·euses d’asile seraient en effet soumis à des régimes juridiques différents, non pas sur la base de leur statut ou des circonstances relatives à leur arrivée ou à leur conduite, mais plutôt sur la base de facteurs temporels dus au hasard (être arrivé·es dans l’UE avant ou après que la capacité adéquate ait été atteinte). Une sorte de loto, donc. En modifiant cette notion technico-administrative de «capacité adéquate», qui n’est en fin de compte rien qu’un chiffre, on pourrait imaginer de l’augmenter jusqu’à 60.000 et, progressivement, à 100.000 unités en réalisant ainsi l’objectif final d’une absorbtion au sein de la procédure spéciale de frontière de tous les demandeur·euses d’asile. Ce qui signifierait sanctionner ceux et celles qui demandent l’asile pour le simple fait de le demander.
Les lecteur/trices auront sûrement déviné (contrairement au gouvernement italien) que toutes les procédures accélérées aux frontières, et les rétentions qui s’ensuivraient, seraient effectuées dans les pays d’arrivage, avant tout l’Italie et la Grèce qui, tout comme les pays de l’Europe de l’Est, deviendraient des immenses dépotoirs où entasser le plus grand nombre possible de demandeur·euses d’asile, s’occuper de l’accueil, de l’étude des demandes, des litiges et des rapatriements. Toute perspective de redistribution de la solidarité et des responsabilités au sein de l’Europe serait réduite à néant.
Il y a de quoi être troublé·es en regardant l’obscur dessein qui émerge de cette analyse, brève et incomplète, concernant le nouveau règlement et c’est encore plus angoissant si l’on considère que, mises à part quelques louables voix contraires, ces propositions seront bientôt approuvées en plénière. Il ne reste plus beaucoup de temps mais je suis convaincu qu’il est nécessaire de tout mettre en oeuvre afin que le centre gauche européeen ne soit pas emporté par une dérive politique et culturelle qui marquera pour toujours son futur politique en Europe.
Barbara Vecchio, membre FCE - France
- Propos extraits de l’article de Gianfranco Schiavone (président du ICS, Italian Consortium of Solidarity) paru sur l’Unità vendredi 16 février 2024.