Dans ce texte, extrait de son livre The Will to Change: Men, Masculinity, and Love, bell hooks* parle de son expérience personnelle du patriarcat, notamment dans son enfance, puis de comment il affecte les femmes et les hommes.
L’homme qui a été ma relation principale pendant plus de douze ans était traumatisé par la dynamique patriarcale de sa famille d’origine. Quand je l’ai rencontré, il avait une vingtaine d’années. Alors qu’il avait passé ses plus jeunes années en compagnie d’un père violent et alcoolique, sa situation a changé lorsqu’il avait douze ans et qu’il a commencé à vivre seul avec sa mère. Dans les premières années de notre relation, il parlait ouvertement de son hostilité et de sa rage envers son père abusif. Il ne voyait pas d’intérêt dans le pardon ou dans la recherche de compréhension des circonstances qui ont façonné et influencé la vie de son père, soit dans son enfance, soit dans sa vie professionnelle en tant que militaire. Dans les premières années de notre relation, il était extrêmement critique à propos de la domination masculine [male] sur les femmes et les enfants. Bien qu’il n’ait pas utilisé le mot «patriarcat», il en avait compris le sens et y était opposé. Ses manières douces et calmes amenaient souvent les gens à l’ignorer, à le compter parmi les faibles et les personnes dénuées de pouvoir. Vers l’âge de trente ans, il a commencé à adopter un caractère plus macho, se rapprochant du modèle dominant qu’il avait autrefois critiqué.
Une tentation puissante
En revêtant l’habit du patriarche, il a gagné plus de respect et de visibilité. Il a attiré plus de femmes. Il a été plus remarqué dans les sphères publiques. Et sa critique de la domination masculine a cessé. Il a même commencé à adopter une rhétorique patriarcale, en disant le genre de choses sexistes qui l’auraient révolté auparavant. Ces changements de mentalité et de comportement ont été provoqués par son désir d’être accepté et soutenu dans un milieu de travail patriarcal, et rationalisés par son désir d’aller de l’avant. Son histoire n’a rien d’inhabituel. Les garçons brutalisés et victimisés par le patriarcat deviennent le plus souvent patriarcaux, incarnant la masculinité patriarcale abusive qu’ils avaient autrefois clairement reconnue comme malfaisante. Peu d’hommes brutalement abusés en tant que garçons au nom de la masculinité patriarcale résistent courageusement à l’endoctrinement et restent fidèles à eux-mêmes. La plupart des hommes se conforment au patriarcat d’une manière ou d’une autre.
Un discours de sous-culture
En effet, la critique féministe radicale du patriarcat a pratiquement été réduite au silence dans notre culture. Elle est devenue un discours de sous-culture réservée à des élites bien éduquées. Et même dans ces milieux, utiliser le mot «patriarcat» est considéré comme dépassé. Souvent, dans mes conférences, lorsque j’utilise l’expression «patriarcat capitaliste, impérialiste et suprématiste blanc» pour décrire le système politique de notre pays, le public rit. Personne n’a jamais expliqué pourquoi nommer précisément ce système était amusant. Le rire est en soi une arme du terrorisme patriarcal: il opère un déni, mettant en doute l’importance de ce qui est nommé. Il suggère que les mots eux-mêmes sont problématiques et non le système qu’ils décrivent. J’interprète ce rire comme l’expression du malaise du public au moment où je leur demande de s’allier à une critique antipatriarcale désobéissante. Ce rire me rappelle que si j’ose défier le patriarcat ouvertement, je risque de ne pas être prise au sérieux. Les citoyens de ce pays ont peur de contester le patriarcat, même s’ils n’ont pas conscience qu’ils ont peur, tant les règles du patriarcat sont profondément ancrées dans notre inconscient collectif. Je dis souvent à mes auditeurs que si nous faisions du porte-à-porte pour demander si nous devons mettre fin aux violences masculines [males] envers les femmes, la plupart des gens nous donneraient leur soutien sans équivoque. Mais si nous leur disions ensuite que nous pouvons seulement mettre fin à la violence masculine [male] envers les femmes en mettant fin à la domination masculine [male] et en éradiquant le patriarcat, ils commenceraient à hésiter, à changer d’avis. En dépit des nombreuses avancées du mouvement féministe contemporain – une plus grande égalité pour les femmes sur le marché du travail, une plus grande tolérance envers l’abandon d’une conception rigide des rôles de genre – le patriarcat en tant que système reste intact et de nombreuses personnes continuent de croire qu’il est nécessaire pour la survie de l’humanité en tant qu’espèce. Cette croyance peut paraître ironique, étant donné que les méthodes patriarcales d’organisation des nations, en particulier son insistance sur la violence comme moyen de contrôle social, ont en réalité conduit au massacre de millions de personnes sur cette planète. Tant que nous ne serons pas en mesure de reconnaître collectivement les dommages causés par le patriarcat et les souffrances qu’il génère, nous ne pourrons pas nous attaquer à la souffrance masculine [males]. Nous ne pouvons pas lutter pour que les hommes aient le droit d’être entiers, d’être des donneurs de soins et des pourvoyeurs de vie. Il est évident que certains hommes patriarcaux sont des soignants et des pourvoyeurs fiables et même bienveillants, mais ils sont toujours emprisonnés par un système qui mine leur santé mentale.
Gloria Jean Watkins, connue sous son nom de plume bell hooks, née le 25 septembre 1952, est une intellectuelle, féministe, et militante des Etats-Unis. Traduction en français par Arnaud Crutzen et Rachel Hoekendijk du texte «Understanding Patriarchy» de bell hooks, publié initialement dans le livre The Will to Change: Men, Masculinity, and Love (New York, Atria Books, 2004).
Ce texte a également été publié en 2010 sous forme de brochure en version originale, dans une co-édition de la Louisville Anarchist Federation (LAFF) et le collectif No Borders de Louisville (Kentucky).