ÉCOLOGIE / EXTRACTIVISME: Le mouvement climat doit devenir anti-extractiviste

de Celia Izoard, Reporterre, 12 oct. 2024, publié à Archipel 340

L’idée selon laquelle l’extraction minière est nécessaire à la transition écologique est, rappelle notre chroniqueuse Celia Izoard*, une aberration totale. Et doit pousser le mouvement climat à devenir franchement anti-extractiviste.

L’image d’une excavatrice géante vous évoque-t-elle un monde enfin réconcilié avec la Terre et le vivant? Non? Allons… faites un effort… écoutez nos dirigeant·es, comme la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui a défendu en ces termes la loi sur les matières premières, adoptée tout récemment1 pour accélérer la production minière et métallurgique en Europe: «Cette loi nous rapproche de nos ambitions climatiques.» Cela vous surprend? Vous n’aviez pas compris que la manière la plus efficace de lutter contre le réchauffement climatique2 est d’ouvrir des mines?

Il faut dire que l’idée aurait semblé complètement loufoque il y a encore dix ans. L’extraction minière est l’un des principaux agents du réchauffement climatique (8 % des émissions) et de la déforestation. C’est la première productrice de déchets au monde. Elle est à l’origine d’une contamination des milieux qui menace la santé de 23 millions de personnes[3] dans le monde – bref, c’est l’industrie la plus polluante que l’on connaisse. Pourtant, depuis quelques années, la Banque mondiale le martèle: «L’extraction de ressources minérales est un complément et non un obstacle à la construction d’un avenir plus vert et plus durable.»

Cette dernière citation est extraite d’un rapport de la Banque mondiale de 2017[4]. Il a été rédigé en partenariat avec l’International Council on Mining and Metals, un regroupement des principales entreprises minières occidentales: BHP, Rio Tinto, Anglo American, Vale, Orano… C’est précisément de ce rapport que date l’idée que les mines sont indispensables pour sauver la planète.

Miner pour maintenir un mode de vie

Le raisonnement est le suivant: pour fabriquer des batteries électriques, des éoliennes, du photovoltaïque, il faut du lithium, du cobalt, du cuivre, etc. Et comme les dirigeant·es politiques et les entreprises n’entendent pas limiter le niveau de vie des plus riches et remettre à plat la production de béton, d’avions, de data centers, de fusées, de grosses voitures, de gadgets, etc., la seule manière d’essayer de limiter les émissions de CO2 consiste à produire des quantités immenses de métaux pour accompagner une demande en énergie tout aussi immense.

Par exemple, pour électrifier uniquement les 39 millions de véhicules qui circulent en France, il faudrait plus d’un an de production mondiale de cobalt, et près de deux ans de production mondiale de lithium. L’industrie minière est ravie, la voilà propulsée en avant-garde de l’écologie. En 2021, la Banque mondiale, Rio Tinto et Anglo American ont peaufiné la démonstration grâce à un nouveau rapport et une campagne de communication intitulée «Climate-smart mining»[5]. Même message: soutenir les entreprises minières est «la seule solution pour bâtir un avenir bas carbone».

Mais alors, que sont devenues les émissions carbone du secteur minier, la déforestation, la pollution à grande échelle qui ont jusqu’ici fait de la mine le pire ennemi d’»un avenir plus vert et plus durable»? Oui, il reste évidemment ce point de détail… Ce plan ne marche que si les mines n’émettent pas de CO2, si les mines ne déforestent pas, si les mines n’aggravent pas les effets du réchauffement climatique en polluant le peu d’eau disponible [6]. Les entreprises minières répondent que c’est comme si c’était fait. Les États misent sur leur bonne foi. C’est à ce genre de pari qu’a été suspendue la possibilité de limiter le réchauffement climatique, le problème le plus grave auquel sont confronté·es les habitant·es de cette planète.

Un pari intenable

Inutile d’entretenir le suspense jusqu’en 2050: le pari n’est pas tenable. La mine industrielle ne peut pas devenir l’amie du climat et de l’environnement. Ce n’est pas un problème de bonne volonté, c’est un problème systémique. Même si les entreprises étaient parfaitement intègres, pleinement engagées pour minimiser leurs dégâts, on ne peut pas exploiter des gisements contenant en moyenne 0,5 % de cuivre, 0,2 % d’uranium, 0,013 % d’argent sans détruire des milieux à grande échelle, consommer des quantités d’eau et d’énergie considérables. Aucune mine aujourd’hui ne parvient à se passer de combustibles fossiles. Aux stades de production ultérieurs, on ne sait pas non plus affiner des métaux sans charbon, gaz ou pétrole.

Pourtant, la mine et les métaux sont devenus le deus ex-machina de la décarbonation. Une in-dustrie accusée depuis des décennies par les peuples autochtones de la planète de génocide et d’ethnocide se positionne aujourd’hui en leader climatique. Cette nouvelle fonction salvatrice justifie la mise en place de régimes d’exception destinés à accaparer des terres restées collectives, la violence des frontières extractives est décuplée: en Indonésie, en Inde, en Afrique centrale, en Amazonie, en Papouasie…

En Europe, la nouvelle loi sur les matières premières donne carte blanche aux entreprises mi-nières sur le continent et dans les pays «partenaires», comme l’illustre une excellente étude[7] de Corporate Europe Observatory et de l’Observatoire des multinationales. La transition est devenue le cache-sexe de la géostratégie des matières premières, auréolant des enjeux purement indus-triels, comme celui du titane dont a besoin Airbus [8] pour produire ses avions. Elle permet au lobby mondial des mines d’or, le World Gold Council, d’affirmer [9]: «Nous avons besoin de minéraux pour décarboner l’économie, et l’or fait partie de cette solution.» L’or sert à produire des bijoux et des lingots destinés aux banques, avec quelques usages dans l’électronique. Avec une mauvaise foi remarquable, le World Gold Council soutient qu’«en tant que contributeur stratégique à l’économie des pays hôtes, le secteur de l’or peut jouer un rôle déterminant sur leur capacité à installer des énergies renouvelables».

Sortir de cette cosmologie extractiviste

Mais plus profondément, en organisant dans les esprits ce partage artificiel entre les industries fossiles qui réchauffent le climat d’un côté, et les mines qui permettent la transition de l’autre, les institutions telles que la Banque mondiale et la Commission européenne nous empêchent de comprendre à quel point la tragédie actuelle est le fruit du capitalisme en tant que rapport singulier au sous-sol, en tant que branchement direct de la société au règne minéral. La catastrophe climatique et l’effondrement de la biodiversité sont le résultat de deux siècles d’une économie fondée sur l’extraction de métaux, de charbon, de pétrole. La mine est la matrice des valeurs et des pratiques occidentales qui nous ont porté·es au désastre actuel: celles d’une société qui n’a cessé d’utiliser le sous-sol pour construire une vie hors-sol, une société qui a sacrifié l’habitat terrestre en mettant l’extraction au service de son rêve extra-terrestre. Rien ne pourra changer tant que demeurera intacte cette cosmologie extractiviste qui structure notre rapport au monde. C’est la raison pour laquelle le mouvement climat doit devenir anti-extractiviste.

Celia Izoard, Reporterre**

  • Celia Izoard, journaliste indépendante qui contribue à la Revue Z et au magazine en ligne Reporterre, a fait des études de philosophie et traduit des ouvrages critiques de la technologie moderne. Celia Izoard a publié La Ruée minière au XXIo siècle aux éditions du Seuil, le 24 janvier 2024. ** Reporterre, le média de l’écologie est un média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs et lectrices. https://reporterre.net
  1. https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/matieres-premieres-critiques-la-nouvelle-legislation-de-lue-deja-critiquee/
  2. https://reporterre.net/Tout-comprendre-au-rechauffement-climatique
  3. https://www.goodplanet.info/2023/09/28/23-millions-de-personnes-menacees-par-la-pollution-provoquee-par-les-mines-de-metaux/
  4. https://documents.banquemondiale.org/fr/publication/documents-reports/documentdetail/207371500386458722/the-growing-role-of-minerals-and-metals-for-a-low-carbon-future
  5. https://www.worldbank.org/en/topic/extractiveindustries/brief/climate-smart-mining-minerals-for-climate-action

  6. https://reporterre.net/Eau-pollue-animaux-malades-les-appetits-nucleaires-francais-inquietent-les-Mongols

  7. https://multinationales.org/fr/enquetes/du-sang-sur-le-pacte-vert/du-sang-sur-le-green-deal-comment-l-ue-sous-pretexte-d-action-climatique-s-est#nh87
  8. https://reporterre.net/Titane-comment-Airbus-contourne-le-blocus-de-la-Russie
  9. https://www.brookings.edu/articles/is-gold-mining-part-of-the-solution-to-climate-change/