Depuis la mi-avril 2024, des manifestations massives ont lieu en Géorgie, dans la capitale Tbilissi mais aussi dans de nombreuses villes du pays (Batoumi, Koutaïssi, Gori, Telavi…). À Tbilissi, les manifestations ont lieu tous les soirs devant le Parlement, sur l’avenue Roustavéli. Il y a parfois tant de monde que des cartes imitant les placements dans les salles de concert ont été créées afin de pouvoir se retrouver.
Dans un pays qui compte 4 millions d’habitant·es, dont 1,5 million vivant dans la capitale, 200.000 personnes ont été comptées dans les rues le 11 mai dernier, malgré la pluie battante. Certains soirs, une partie ou l’ensemble de la foule marche à travers la ville, vers le siège de Rêve géorgien (le parti au pouvoir), vers les bureaux de la délégation de l’Union européenne, ou afin de bloquer certaines rues ou artères stratégiques. Le 6 mai, le carrefour de la place des héros[1] a ainsi été occupé pendant des heures, paralysant le trafic de la ville – une première dans l’histoire géorgienne.
Ces manifestations ont lieu contre l’annonce début avril de la réintroduction d’une loi contre les «agents de l’étranger», officiellement intitulée «sur la transparence de l’influence étrangère» dans la Constitution. Le gouvernement avait déjà tenté de faire passer cette loi l’an passé avant de reculer devant la pression populaire. Mis à part une légère modification dans la formulation (qui parle à présent «d’influence étrangère» et non plus d’«agents de l’étranger»), il s’agit essentiellement de la même proposition de loi: toute organisation recevant plus de 20% de financements étrangers devra obligatoirement s’enregistrer comme «force servant les intérêts d’une puissance étrangère» ou payer une amende conséquente. Officiellement présentée par le gouvernement comme visant à renforcer la souveraineté géorgienne en rendant le secteur des CSOs (civic societies organisations) et des médias plus transparent, cette loi est dénoncée comme ayant pour réel objectif le contrôle et la mise au pas de ce secteur.
Si la loi sur «l’influence étrangère» est au cœur des revendications des manifestant·es, d’autres propositions légales sont également dénoncées: la loi annulant les quotas de genre sur les listes électorales (adoptée le 4 avril 2024); la loi concernant les impôts sur les capitaux étrangers; une loi qui, selon ses opposant·es, favorisera le blanchiment d’argent en Géorgie et ne profitera qu’aux oligarques (adoptée le 19 avril); ou encore la proposition de loi sur la protection des va-leurs familiales, qui permettrait une censure effective de tout événement, livre, organisation… faisant référence à des questions ou des personnes LGBTQI+ (en discussion).
Et de plus en plus, c’est le gouvernement dans son ensemble que les manifestant·es rejettent.
Qu’est-ce que Rêve géorgien?
En 2012, alors que le gouvernement de Mikheil Saakachvili est sous le feu des critiques, des vidéos de prisonniers torturés et soumis à des conditions dégradantes circulent sur internet. Ce scandale va pousser au pouvoir Rêve géorgien, un nouveau parti créé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, qui promet de changer radicalement les conditions de vie en prison. Douze ans et deux réélections (2016, 2020) plus tard, selon les mots d’un ami, «c’est bien la seule chose qu’ils ont faite».
En direction des parlementaires de Rêve géorgien, les manifestant·es scandent «Monebo» (esclaves) et «Roussebo» (russes). Iels dénoncent leur corruption et leur proximité affichée avec le gouvernement russe. La semaine dernière, pendant l’un des rassemblements, quelqu’un·e a tagué en larges lettres sur la façade du Parlement: იყიდება (à vendre). Le 14 mai, deux autres graffitis sont apparus: «fuck russian dream» et ესქვეყანაჩვენია (ce pays est le nôtre). La direction pro-russe du gouvernement actuel est au cœur de la colère des Géorgien·nes, alors que nombreux/ses sont celles et ceux qui voudraient au contraire s’éloigner de l’ancienne puissance impérialiste, et ce tout particulièrement depuis le renouveau de la guerre en Ukraine en 2022.
Pourquoi parle-t-on de «loi russe»?
L’un des cris de ralliement des manifestations est «Ara rusul kanons» (Non à la loi russe). En effet, la loi géorgienne sur «l’influence étrangère» ressemble comme deux gouttes d’eau à la loi passée en 2012 en Russie, intitulée «Sur la régulation des activités d’organisations à but non lucratif opérant comme agents de l’étranger» (loi fédérale 102766-6). C’est également le cas de la loi homophobe «sur les valeurs familiales et la protection des mineur·es» dont l’étude par le parlement géorgien a été annoncée en mars: elle imite la loi russe «dans le but de protéger les enfants contre les informations prônant le déni des valeurs familiales traditionnelles» de 2013 (loi fédérale 135-ф3), plus connue comme «la loi contre la propagande LGBT auprès des mineurs» ou «la loi anti-gay». Les discours des politicien·nes au pouvoir mettent en avant la nécessaire protection de la souveraineté géorgienne et la défiance envers les institutions européennes et étatsuniennes subventionnant ONG et médias indépendants en Géorgie, deux motifs qui peuvent sembler légitimes – sur le second point, celui de l’aspect politique des financements «caritatifs», on peut penser au récent scandale du retrait des financements de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) en Palestine. Mais parmi celles et ceux qui sont descendu·es dans la rue, personne n’est dupe: ces lois ne visent pas à protéger d’un contrôle européen/étatsunien possible, mais à imposer un contrôle géorgien (voire russe) réel. Ces motifs – souveraineté, protection des «valeurs» nationales – sont exploités pour tenter d’étouffer toute voix dissidente et se maintenir au pouvoir. Alors que les prochaines élections auront lieu à l’automne, le discours de Bidzina Ivanichvili du 29 avril ne laisse aucun doute sur les projets de Rêve géorgien en cas de réélection.
Conséquences de l’adoption de la loi contre les «agents de l’étranger»
Malgré l’échec lors de la première tentative d’imposer cette loi l’an passé, malgré la mobilisation actuelle, qui ne faiblit pas mais au contraire s’amplifie, le gouvernement géorgien refuse de reculer. En Géorgie, pour être adoptée, une loi doit passer trois lectures au Parlement, où Rêve géorgien possède une majorité automatique. Les 84 parlementaires du parti ont chaque fois voté unanimement pour, et la troisième lecture a vu l’adoption de la loi le 14 mai, après 67 secondes de délibération. Au moment où j’écris cet article, les manifestations continuent.
Ce qui est à craindre
Visant principalement les organisations de la société civile et les médias indépendants, s’enregistrer comme «organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère» aurait pour conséquence une effective limitation de l’indépendance d’action et de fonctionnement de ces organisations en: - les stigmatisant auprès du public - les exposant à une perte substantielle de leurs financements - leur imposant de lourds et contraignants processus administratifs (enregistrement, rapports annuels) - permettant une surveillance de leurs activités de la part des institutions gouvernementales et notamment en autorisant des enquêtes sur leurs activités sans limite établie (ce qui peut signifier: visites policières inopinées, fouilles, saisie dans les bureaux des organisations…) - exigeant un accès public aux données personnelles des organisations, autorisant le ministère de la Justice à enquêter, collecter et diffuser ces informations auprès du public «si le ministère le juge nécessaire». En Russie, la loi sur les agents de l’étranger, parfois combinée avec la loi sur la «propagande LGBT» envers les mineur·es, a effectivement réussi, en dix ans, à faire taire les voix dissidentes de la société civile. Nombre d’organisations et médias se sont exilés ou ont fermé face aux procédures judiciaires intentées contre elles et aux menaces, y compris physiques, contre leurs membres. C’est un scénario similaire qui est craint en Géorgie.
Remise en question de l’accession à l’UE
Alors que la Géorgie a obtenu son statut de candidat à l’UE en décembre 2023, le tournant répressif et pro-russe du gouvernement fait reculer cette perspective, pourtant soutenue par 80% de la population selon des sondages récents. Souvent des drapeaux européens accompagnent les drapeaux géorgiens lors des manifestations, où nombreux scandent: «Vers où allons-nous?», «Vers l’Europe».
Le 7 mai, trente membres du Parlement européen ont demandé la reconsidération de la candidature géorgienne au vu des lois passées mais également de la répression des manifestations.
Une montée de l’homophobie
En Russie, l’imposition d’une loi contre la propagande LGBT auprès des mineur·es a provoqué une réelle montée de l’homophobie, forçant un nombre non négligeable de personnes à quitter le territoire russe. Ce type de loi, si elle repose sur des sentiments homophobes réels et préexistants (en Russie, en Géorgie, comme dans la plupart des sociétés), contribue aussi à créer et amplifier ces sentiments du fait des débats qu’elle impose.
Escalade de violence, méthodes criminelles
Alors que l’ambiance était plutôt calme en avril, malgré une présence policière déjà importante, la situation est de plus en plus violente depuis la seconde lecture de la loi le 1er mai. Outre l’usage massif de gaz lacrymogènes et de canons à eau, ce sont les méthodes d’une brutalité extrême du corps policier et des forces spéciales qui sont dénoncées. Instagram est inondé de vidéos de violence, de visages tuméfiés, de personnes à terre rouées de coups, traînées de force dans des voitures de police. Certaines personnes de l’opposition ont été arrêtées chez elles, d’autres ont reçu des coups de téléphone menaçants ou fait l’objet de kompromat – ces montages vidéos ou audios visant à décrédibiliser ou criminaliser un·e opposant·e.
Alors que, à 4h du matin, on peut toujours voir devant une barricade des personnes de 20 ans en mini-jupe, fumant des cigarettes avec des masques anti-covid autour du cou comme seule protec-tion, alors que, malgré les gaz, des dizaines des milliers de personnes occupent l’avenue Roustavéli jusqu’à l’aube, ces méthodes criminelles font dire à celles et ceux qui manifestent: ce sont eux qui ont peur.
Plusieurs membres de Rêve géorgien ont redit cette année à propos des manifestations qui les visent: ceci n’est pas Maïdan, nous ne sommes pas Ianoukovytch – en référence à la chute du régime ukrainien de Viktor Ianoukovytch en 2014, suite à d’énormes manifestations ayant lieu sur Maïdan, la place centrale de Kiev. Ils ne semblent pas se rendre compte que leurs réfutations publiques ne font qu’ajouter à la crédibilité de cette alternative.
Rita Dauvois, chercheuse, Tbilissi
- Où se trouve le monument à la mémoire des héros géorgiens disparus dans la guerre contre l’armée sovié-tique, en 1921, et dans les opérations en Abkhazie (2008).
Pour s’informer sur la situation Sites internet: civil.ge, tabula.ge, radio tavisupleba. Instagram: @publika.ge, @tavisupleba, @formulaoriginals, @Grlzwave, @chemiqalaqimklavs (Ge) @ocmedia_caucasus, @formulaenglish (en)