QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Une fenêtre d'opportunité historique

de Alexander Behr, FCE Autriche, 12 juin 2020, publié à Archipel 293

La situation dans laquelle nous nous trouvons ne pourrait pas être plus paradoxale: alors que la pandémie se propage sous nos yeux, les dirigeant·es du monde entier sont soudainement capables de prendre des décisions économiques qui, jusqu’à récemment, auraient été considérées comme étant du ressort du diable. Des billions de dollars et d’euros sont sur la table, l’Etat intervient sans hésitation dans les affaires économiques – le dogme néolibéral selon lequel la main invisible du marché est capable de résoudre tous les problèmes s’est révélé être une pure absurdité. Ce qui a été catégoriquement combattu à l’époque pré-Corona est actuellement l’opinion unanime de tous les camps idéologiques. La crise à laquelle nous sommes confronté·es n’est pas une coïncidence. Ce n’est pas, comme le soulignent les activistes du blog de l’opposition chinoise du magazine Chuang (1), un événement improbable et indépendant de l’économie capitaliste. Au contraire, la contrainte de croissance structurelle du capitalisme y mène directement. D’innombrables chercheur·euses (2) ont souligné ces dernières semaines que la destruction de la biodiversité et la déforestation augmentent considérablement la probabilité de propagation de virus et leur transmission des animaux sauvages à l’homme. La marxiste féministe Silvia Federici a décrit ces processus de destruction dans ses livres (3), comme une accumulation originelle continue de capital. A la destruction de la biodiversité s’ajoute le danger que représente l’élevage industriel qui provoque également la propagation de virus dangereux. Cela a été souligné notamment par le biologiste évolutionniste Rob Wallace, auteur de Big Farms make Big Flu (4). La propagation rapide du covid-19 n’a pas non plus été «accidentelle»: elle s’est faite à travers la classe supérieure mondiale, dont le nombre de voyages aériens, supérieur à la moyenne, a permis au virus de faire le tour du monde à une vitesse fulgurante. Fin mai, une grande conférence sur la décroissance (5), c’est-à-dire sur le thème du retard de croissance délibéré et planifié, devait avoir lieu à Vienne. La crise du covid nous montre combien il est important de protéger les habitats naturels de l’emprise de la destruction industrielle-capitaliste et de remettre en question le dogme de la croissance économique infinie.

Que faire maintenant?

Une fenêtre d’opportunité historique s’est ouverte devant nous. Il serait fatal de la laisser se refermer. La crise économique de 2008 et 2009 a été suivie d’un autre «business as usual». A cette époque, les mouvements sociaux mondiaux étaient trop faibles pour mettre en œuvre une alternative à la mondialisation néolibérale. Ne permettons pas que la profonde transformation socio-écologique dont nous avons besoin soit empêchée cette fois-ci. Compte tenu de la progression rapide de la destruction du climat, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer une autre crise (6).
Le slogan des mouvements climatiques pour cette année est «en 2020, nous nous soulevons» (7) – des actions de masse sont prévues dans le monde entier. Normalement, il devrait y avoir des milliers de personnes dans les rues pour soutenir nos demandes de justice climatique – en Autriche, des mouvements tels que System Change not Climate Change (8) et Stay Grounded (9) donnent l’impulsion déterminante. La crise du Corona nous place aujourd’hui dans une situation paradoxale: nous ne pouvons pas nous rassembler pour bloquer des secteurs nuisibles au climat tels que l’industrie automobile ou aéronautique par le biais d’une désobéissance civile de masse. Mais la plupart de ces industries destructrices sont de toute façon au point mort, sans notre intervention. Ce n’est pas une raison pour se réjouir: d’innombrables personnes souffrent non seulement en termes de santé, mais aussi en termes sociaux et économiques des conséquences de la crise. Mais soudain, nous nous trouvons à une bifurcation de l’histoire. Il n’est plus apparu aussi évident depuis longtemps qu’il existe des alternatives – nous pouvons, en effet, nous devons maintenant tourner la roue de l’histoire dans une autre direction. Pour l’Autriche, les défis sont immédiats: comme l’a souligné Lucia Steinwender, nous devons veiller à ce que la reconversion de la production (10) soit initiée dans les secteurs qui nuisent au climat. Tous les investissements publics doivent viser à atteindre l’objectif de 1,5 degré. Les gigantesques fonds publics désormais disponibles doivent être utilisés pour offrir des emplois écologiques attrayants et bien protégés aux travailleurs de l’industrie aéronautique et automobile en déclin. Nous avons fait remarquer (11) que dans le cas d’Austrian Airlines, cette question pouvait être traitée immédiatement. Après tout, l’avion n’est pas seulement un tueur de climat qui cause près de 15% des émissions de CO2 en Europe – l’avion est aussi un moyen de transport utilisé bien plus par les riches que par les pauvres, selon une enquête de l’Association autrichienne des transports (VCÖ). Comme le soulignent Ulrich Brand et Heinz Högelsberger (12), l’essor des compagnies aériennes à bas prix n’a donc nullement l’effet «démocratisant» que lui attribuent les lobbyistes. Outre la restructuration écologique de l’économie, il s’agit également de répartir équitablement le fardeau de la crise. Dans une société où 50% de la population ne se partagent que 2,5% des actifs nets, alors que les plus riches possèdent 41% des actifs nets, et où 14 milliards d’euros de revenus non gagnés sont hérités chaque année en franchise d’impôt, il est évident à l’heure actuelle que les coûts de la crise sont répartis de façon extrêmement inégale. L’Institut du Momentum (13) a calculé qu’environ 12 milliards d’euros pourraient être collectés en taxant les actifs, les héritages, les revenus de pointe et les bénéfices différés. Cela représenterait déjà un tiers des 38 milliards d’euros que le gouvernement entend utiliser pour faire face à la gestion de la crise.

Soyons exigeant·es

Car il n’y a pas que la «big money» sur la table; si les forces progressistes sont capables d’exercer une pression suffisante, elles peuvent aussi y mettre les bons concepts. Il s’agit notamment du «Green New Deal», tel qu’Alexandria Ocasio-Cortez l’a proposé pour les Etats-Unis il y a un an et tel que Bernie Sanders l’a adopté pour sa campagne électorale (14). Au lieu de «renflouer» les grandes entreprises de combustibles fossiles, l’investissement public à grande échelle qui est maintenant sur la table devrait servir à créer des emplois de masse pour l’expansion des transports publics, le démantèlement des autoroutes et l’isolation des bâtiments à grande échelle. Il faut également créer des emplois supplémentaires, sûrs et attractifs dans le domaine du travail non rémunéré effectué à la maison par les femmes (tâches ménagères, soins aux enfants…). Après tout, le travail de soins et la sauvegarde des infrastructures publiques s’avèrent plus que jamais être les domaines de la société qui sont vraiment pertinents, et de première nécessité. L’Etat devrait créer des activités qui fournissent des emplois bien rémunérés et sûrs et les rendre accessibles – que ce soit dans le domaine des soins aux personnes âgées, de la production locale d’aliments sains (15) ou des transports publics. La crise du covid-19 a brusquement érodé les bases du mode de production et de vie impérial. Ce que nous pouvons apprendre de la crise, c’est que la roue de hamster du travail salarié et de la consommation dans laquelle nous sommes enfermés peut très bien être arrêtée. La crise de covid-19 ouvre la possibilité d’entrer dans une phase post-néolibérale dans laquelle le dogme de l’hyper-mondialisation et du libre-échange tombera et où une vie de qualité pour toutes et tous pourra être imposée dans les limites écologiques de la planète. Cette année encore, le 1er mai, nous n’avons pas pu descendre dans la rue comme d’habitude. A la place, entre autres choses, une impressionnante démonstration de vélos a eu lieu, avec des masques de protection et une grande distance de sécurité. Maintenant, il est important de rester en contact et d’être actif. Dans une récente lettre ouverte (16), nous avons demandé l’évacuation immédiate des migrant·es bloqué·es dans les îles grecques. De nombreux maires ont accepté d’aider et d’accueillir les gens dans leurs communautés respectives. Car il ne peut y avoir d’utopies pour l’après-Corona si un minimum de solidarité transfrontalière n’est pas maintenue ici et maintenant – d’une certaine manière, c’est le test décisif pour la société que nous devrions construire après Corona. La quarantaine peut actuellement restreindre notre liberté de mouvement et de réunion – mais pas notre capacité à nous exprimer clairement en faveur de la solidarité mondiale. Alexander Behr*

  • Alexander Behr est politologue, traducteur et journaliste. Sa plus récente publication: «La force de l’intelligence collective» – in: Jean Ziegler – citoyen et rebelle, édition 8, Zurich 2019.
  1. (<lundi.am/Contagion-sociale>)[https://lundi.am/Contagion-sociale].
  2. (<www.forumcivique.org/fr/artikel/detruire-les-ecosystemes-et-recolter-les-virus/>)[https://forumcivique.org/fr/artikel/detruire-les-ecosystemes-et-recolter-les-virus/].
  3. Silvia Federici: Caliban et la sorcière <entremonde.net/caliban-et-la-sorciere>.
  4. <https//amerika21.de/analyse/238220/Coronavirus-und-agrarindustrie>.
  5. <degrowthvienna2020.org/en>.
  6. <opendemocracy.net/en/oureconomy/we-cant-let-economic-crisis-go-waste/>.
  7. <by2020weriseup.net/>.
  8. <systemchange-not-climatechange.at/>.
  9. <stay-grounded.org/>.
  10. Aucune aide de l’Etat pour les tueurs du climat: pourquoi l’industrie automobile doit être nationalisée https://mosaik-blog.at/autoindustrie-vergesellschaftung/.
  11. La crise de l’aviation pourrait être une chance pour le climat: https://science.orf.at/stories/3200577/.
  12. Aide de l’Etat aux transports aériens seulement sous certaines conditions wwienerzeitung.at/meinung/gastkommentare/2057337-Staatshilfen-fuer-die-Luftfahrt-nur-tunter-bestimmten-Bedingungen.html
  13. Mesures pour une juste répartition des coûts de la crise <momentum-institut.at/news/massnahmen-fuer-eine-gerechte-verteilung-der- krisenkosten
  14. The Green New Deal berniesanders.com/issues/green-new-deal/
  15. <www.viacampesina.org>.
  16. Appel urgent d’évacuation des camps de réfugié·es s sur les Îles grecques, voir la vidéo sur le site du Forum Civique Européen.