QUESTION D'HIER ET DE DEMAIN: Politique des identités...

de Lea Susemichel und Jens Kastner, 1 févr. 2020, publié à Archipel 289

...une fausse antinomie. La politique des identités et la lutte des classes ne doivent en aucun cas s’exclure mutuellement. Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, l’argument selon lequel la gauche s’est exclusivement concentrée ces dernières années sur les revendications des minorités s’est généralisé. Elle aurait négligé les inégalités sociales et la lutte contre celles-ci. La politique des identités se serait ainsi substituée à la lutte des classes, et cette évolution aurait donné des ailes, voire même déclenché, la montée des extrêmes droites.

Cette critique émane de différents bords politiques: le politologue libéral de droite Francis Fukuyama, dont la thèse sur la «fin de l’histoire» a fait beaucoup de bruit dans les années 1990, la présente dans son livre Identité. Comment la perte de dignité met en danger notre démocratie (2018). Ces dernières années, des personnes telles que le maître de cérémonie Bill Maher, la philosophe Nancy Fraser et le sociologue Zygmunt Bauman ont également développé cette thèse à plusieurs reprises. Dans son ouvrage renommé, The Once and Future Liberal: After Identity Politcs (2017), le politologue Mark Lilla, par exemple, encourage les politiques de gauche à se consacrer à nouveau à des questions qui «sont proches du cœur d’une grande partie de la population». Car ces thèmes seraient désormais repris par la droite; une revanche bien amère pour la gauche. Dans le monde germanophone également, de plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que le débat sur la politique des identités – tel que la défense du féminisme, les droits des homosexuels, le mouvement «Black Lives Matter» – a remplacé les questions de l’exploitation et de l’inégalité sociale. Pourtant, le prolétariat qui aurait pris sa revanche avec l’élection de Donald Trump inclut non seulement l’ouvrier blanc de la Rust Belt, mais aussi la camionneuse Afro-Américaine en heures sup’, l’infirmière latino-américaine et l’Américain d’origine asiatique dans les centres d’appel. Au vu des inégalités salariales encore colossales entre les sexes et les races, les Afro-Américains, par exemple, se devraient en fait d’être les premiers récipiendaires de la rhétorique ouvrière populiste de droite. Mais le programme de Trump n’a pas réussi à les convaincre, puisque 94% des femmes noires ont voté en faveur d’Hillary Clinton. «Nul n’a jamais pu expliquer pourquoi les personnes mêmes que la New Economy avait complètement laissées pour compte – la main-d’œuvre noire et hispanique – n’ont jamais rejoint les partisans de Trump», répond Ta-Nehisi Coates, journaliste et écrivain afro-américain, face aux critiques de la politique des identités. L’antinomie entre la politique des identités et la lutte des classes est donc erronée. Non seulement elle réduit les bouleversements politiques complexes actuels à une simple formule, mais elle est en outre indéfendable sur le plan historique.

Le reproche ne date pas d’hier

La critique de la politique des identités est finalement aussi vieille que la politique des identités de la gauche elle-même. Depuis près de 150 ans, le mouvement féministe en particulier se penche sur la fameuse «contradiction principale» et critique la thèse selon laquelle la disparition de l’exploitation capitaliste conduirait automatiquement à la suppression de toutes les autres formes d’oppression. Cependant, si l’on oppose systématiquement la lutte pour la reconnaissance sociale à la lutte contre les inégalités sociales, on occulte les nombreux liens – tant pratiques que théoriques – qui les unissent. Dans les années 1960, le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis luttait aussi bien contre la pauvreté que contre le racisme; dans les années 1970, les revendications féministes pour la rémunération du travail domestique étaient liées à la nécessité d’une reconnaissance et d’une redistribution; depuis les années 1990, les mouvements indigènes d’Amérique latine sont tout aussi déterminés à faire reconnaître les «savoir-faire traditionnels» que le «bien vivre» (buen vivir) pour toutes et tous... Les exemples ne manquent pas et la liste en est longue. En reprochant à la politique des identités de masquer la thématisation de la société de classe et de l’exploitation, on fait en outre comme si la politique des identités n’incluait pas, de fait, les préoccupations fondamentales de la gauche telles que l’égalité, la participation, la redistribution et la libération. Après tout, la politique des identités est toujours une réaction à une exclusion spécifique: les femmes ne correspondent pas à une catégorie de classe, les femmes de couleur ont des expériences de discrimination différentes de celles des femmes blanches, etc. A cet égard, la politique des identités de gauche est une politique d’inclusion. Elle vise à inclure autant de formes d’oppression que possible. De plus, elle ne le fait pas uniquement pour le plaisir de la différence. Après tout, les identités collectives ne sont jamais que des constructions: elles naissent aussi bien du sentiment individuel de son appartenance que de sa perception par les autres. Il n’est pas facile d’échapper à ces qualificatifs extérieurs: si vous êtes exclue en tant que femme ou discriminée en tant que personne noire, vous ne pouvez pas tout simplement dire que vous n’avez pas, personnellement, le sentiment d’appartenir à telle ou telle catégorie. La discrimination et l’exclusion passent toujours par des catégorisations collectives. La lutte contre celles-ci doit donc parfois, pour le meilleur ou pour le pire, s’y référer également. En ce sens, la politique des identités est une stratégie indispensable.

Politique des identités du mouvement ouvrier

Les femmes ou les minorités ethniques ne sont pas les seules à avoir mis cette stratégie en œuvre. Le mouvement ouvrier, principal acteur de la lutte contre les inégalités sociales, relevait lui aussi d’une forme de politique des identités. En effet, toutes les tentatives, aussi bien pratiques que théoriques, de susciter une conscience de classe chez les salarié·es (et au-delà) constituent des expressions de la politique des identités. Ici encore, il ne s’agissait pas, pour les individus, de se définir uniquement et collectivement par le travail et par leur appartenance à une classe sociale. Les points communs devaient être soulignés, les similitudes – le terme identité vient du latin idem, signifiant même, égal·e – devaient être mises en évidence. De Lénine à Georg Lukács, de Rosa Luxemburg à Antonio Gramsci, les textes des théoricien·nes du mouvement ouvrier abondent de réflexions quant aux moyens qui pourraient et devraient permettre de susciter une prise de conscience collective des dénominateurs communs de classe. De plus, ces similitudes n’étaient pas qu’une vue de l’esprit: il ne s’agissait pas seulement de la conscience de classe, mais aussi de la pratique quotidienne. Les gens se sentaient membres d’un groupe, et étaient perçus comme tels par les autres, parce qu’ils partageaient les mêmes cafés et fréquentaient les mêmes clubs sportifs, les mêmes laveries et les mêmes arrière-cours. La politique des identités de la gauche ne date donc pas seulement des années 1960 ou même des années 1990. Elle ne se limite pas non plus aux minorités ethniques, sexuelles et de genre.

Convergence des oppressions

En définitive, la politique des identités de la gauche des années 1960 est issue des expériences de diverses personnes qui ne se retrouvaient dans aucune des catégories les plus importantes – notamment celle de la classe ouvrière. Il fallait nommer et rendre visibles les expériences de discrimination et d’exploitation jusque-là négligées et rejetées. De telles luttes étaient déjà présentes au milieu du 19e siècle, surtout de la part des mouvements de femmes. Elles ont toutefois acquis une ampleur nouvelle dans les années 1970. Il est alors apparu que les différentes expériences d’oppression exercées tant par l’ordre patriarcal que par l’exploitation des sujets de classe et par l’exclusion et la discrimination des minorités ethniques se recoupaient. Finalement, les luttes se sont alignées sur ces convergences des oppressions. Le collectif Combahee River Collective, un groupe de femmes lesbiennes noires, l’a exprimé ainsi dans un texte de 1977: «Aux côtés des hommes noirs, nous luttons contre le racisme, tout en luttant contre le sexisme des hommes noirs». Et encore, en tant que prolétaires et lesbiennes, elles subissaient davantage de marginalisation. Il leur est difficile de séparer ces différentes luttes les unes des autres: «Nous avons souvent du mal à distinguer l’oppression raciste, de celle de classe et de celle du sexisme, car nous les subissons souvent toutes simultanément dans notre vie». Il faut aujourd’hui renouer avec ces idées. L’objectif est d’élargir les perspectives, de pratiquer l’inclusion plutôt que d’isoler les exclu·es d’autrefois. L’accusation polyphonique contre le soi-disant affaiblissement de la gauche par la politique des identités occulte radicalement ce contexte historique. Et cette accusation est également erronée au regard du présent: si la question sociale a été négligée au sein de la gauche parlementaire, que ce soit au sein du SPÖ, du Parti travailliste ou du PT brésilien, c’est en raison des changements de paradigmes néolibéraux et en aucun cas parce qu’elle a été remplacée par les soi-disant escarmouches politico-identitaires de certains groupes dissidents. Ainsi, le débat sur les toilettes transgenres tant décriées lors des dernières élections en Bavière n’est sûrement pas responsable de la débâcle du SPD, avec seulement 9,6 % des votes.

Des politiques des identités problématiques

Certes, toute politique des identités de la gauche n’est pas émancipatrice en soi. Elle ne l’est surtout pas lorsqu’elle se réduit à une politique de représentation sans contenu et simplificatrice. C’est-à-dire lorsque la légitimité d’une déclaration ne se mesure plus à l’argument et au positionnement, mais à la couleur de la peau ou à une appartenance supposée fixe à un groupe. La politique des identités constitue également un problème lorsqu’elle est utilisée à mauvais escient comme stratégie préventive contre la critique. Par exemple lorsque toute critique envers la très antisémite «Nation of Islam» est rejetée au motif qu’il s’agit de racisme à l’égard des Noirs. Il ne faut pas non plus nier que les petites guerres politico-identitaires ont déjà coûté beaucoup d’énergie et de cohésion. Elles s’épuisent parfois dans de vaines batailles de prestige. Mais en fin de compte, ce sont précisément les critiques sur les aspects de la politique des identités des minorités qui font la force et non la faiblesse des mouvements de gauche. En effet, ils cherchent à surmonter la marginalisation et à intégrer les luttes et les engagements des minorités afin de travailler ensemble pour plus de justice en faveur d’un nombre toujours plus grand de personnes. La critique de la politique des identités à l’égard des exclusions et des asymétries sociales n’est pas une faiblesse qui conduit à la fragmentation et aux divisions, mais à long terme, elle est précisément la force des mouvements de gauche. L’objectif n’est donc pas la division, mais bien ce qui est prétendument impossible: la solidarité.

  1. Publié pour la première fois le 23 janvier 2019 dans le magazine antifasciste LOTTA, numéro 73. http://www.lotta-magazin.de LOTTA - journal antifasciste de NRW, Rhénanie-Palatinat et Hesse.

Lea Susemichel a étudié la philosophie et les études de genre. Elle est rédactrice de la revue féministe an.schläge. Elle a publié avec Jens Kastner: Identitätspolitiken. Konzepte und Kritiken in Geschichte und Gegenwart der Linken, Unrast Verlag, Münster.

Jens Kastner est sociologue et historien de l’Art. Il enseigne à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.