Nous sommes liés à Jean Ziegler par une longue histoire, débutée par la solidarité avec les réfugiés du Chili en 1973. Cette année, il fête ses 85 ans. Un groupe d’auteur·es suisses a publié à cette occasion un recueil de plus de vingt-quatre contributions1, dont celles de ses fidèles compagnes et compagnons de route, mais aussi d’auteur·es plus jeunes. Nous proposons ici en deux parties celle d’Alexander Behr, membre du FCE. Jean Ziegler est souvent venu à Vienne, où sa pensée, ses actes, ont créé des pistes de réflexion pour un grand nombre de personnes des mouvements sociaux et de la société civile, de membres de partis progressistes et de syndicats, de paroisses et d’associations, ainsi que d’universitaires. Inlassablement, il se bat, sur les ondes de la radio autrichienne, dans des talk-shows et dans les journaux, pour une société plus juste. Ses livres sont largement chroniqués et surtout très lus par les jeunes. Citant Marx, Jean Ziegler affirme que tout révolutionnaire doit pouvoir «écouter pousser l’herbe». Ille doit donc d’abord analyser et comprendre les tendances changeantes et émancipatoires de la société, avant de les renforcer et de les associer. Deux de ses interventions récentes à Vienne semblaient particulièrement inspirées par ce principe de Marx, et avaient pour nous et notre ville une signification particulière. Il serait très exagéré de croire que des impulsions révolutionnaires d’importance soient uniquement parties de Vienne ces dernières décennies. Pourtant, en deux occasions, on a senti l’importance de la «critique dans la mêlée» de Ziegler, par laquelle il intervient depuis tant d’années dans le débat public.
L’université comme lieu de production de savoir critique
En novembre 2009, les étudiant·es de l’université de Vienne ont occupé le plus grand amphithéâtre, l’Audimax, pour protester contre la réforme de Bologne2, la limitation de l’accès aux universités et leur orientation néolibérale. A cette époque, Vienne était véritablement le point de départ des protestations étudiantes de toute l’Europe. Rien qu’en Allemagne, après l’occupation de l’Audimax, plus de soixante-dix amphis et salles de cours ont été occupés. Jean, présent alors à Vienne pour une conférence, a estimé qu’il était naturel de se solidariser avec les manifestations. Les étudiant·es, les professeur·es et d’autres activistes extra-universitaires se sont entassé.es dans l’amphi plein à craquer. La conférence de Ziegler, cette fois encore, fut passionnante, son langage précis et détaillé, en même temps d’une clarté stupéfiante et sans fioritures. Une université critique, selon lui, doit forger les armes de l’intelligence analytique. Les intellectuel·les sont les producteurs de biens communs symboliques par leur contenu de conscientisation. Les universités sont des lieux où la lutte de classe théorique doit être menée. Alors que les conquêtes des université libres et critiques sont aujourd’hui menacées, il est de notre devoir de combattre l’idéologie de concurrence entre les étudiant·es qui bloque le processus d’apprentissage et constitue un obstacle important à la formation de l’intelligence collective. Contrairement au savoir dominant, fractionné, qui empêche la recherche de causes contextuelles, nous devons analyser la crise multiple de notre société et développer des alternatives au capitalisme. C’était et c’est la passion de ses paroles parlées et écrites qui ont enthousiasmé bon nombre d’entre nous et continuent de le faire. Jean Ziegler réussit toujours à trouver pour l’analyse un langage qui ne soit pas simpliste ou – dans le mauvais sens du mot – populiste. En même temps les paroles et les écrits de Ziegler ne sont jamais si compliqués qu’ils ratent leur objectif qui est d’éveiller la conscience critique de ses lectrices et lecteurs. En bref, pour des chercheur·euses comme pour les activistes des mouvents sociaux, l’oeuvre de Jean Ziegler est essentielle. Lors d’innombrables colloques, émissions de télévision et de radio et d’échanges personnels, Jean Ziegler a souvent raconté comment Che Guevara, dont il était le chauffeur pendant la conférence du sucre à Genève en 1964, l’avait mis sur la voie. «Comandante, je veux partir avec vous», lui avait dit le jeune Ziegler, avant de se faire violemment rembarrer par le Che. C’est ici, dans le ventre de la bête, qu’il lui faut combattre, non dans des lieux et des conditions auxquelles il n’est absolument pas préparé. Selon le credo du comandante, chacun·e doit lutter là où ille est. Ziegler a toujours dit combien il avait été déçu et vexé à l’époque – cependant l’injonction du Che lui a ouvert un énorme champ d’action. Ziegler s’est consacré à la voie de ce qu’il appelle «intégration subversive» dans les institutions, puisque apparemment – j’en suis convaincu – il ne suffit pas de mener un combat exclusivement extra-institutionnel pour une transformation sociale et écologique de la société, encore moins pour la révolutionner. Il s’agit de combattre l’hégémonie sociétale. Pour cela différentes stratégies doivent interagir ensemble de manière productive: des mouvements sociaux, des ONG, des partis de progrès et des paroisses, des membres de syndicats et d’appareils de l’Etat, des entrepreneurs progressistes, doivent développer à l’intérieur de la gauche une sorte de synergie dans la répartition du travail, dans laquelle les universités ont sans aucun doute un rôle important à jouer. Même si elles sont attaquées par le poison du néolibéralisme, elles font la preuve qu’elles continuent à être tout autour du globe le refuge de la pensée critique. Il y a environ dix ans, dans son discours à Audimax, Ziegler parlait de fournir des armes aux jeunes. Ces armes seraient la raison analytique et la pensée critique. Elles seules sont capables d’apporter de la transparence à ce système de domination soi-disant légitimé par les lois de la nature et de le changer radicalement. Jean Ziegler considère d’une manière formidable que la critique sociale doit être développée – en citant Marx – comme «tête de la passion», pas simplement comme «passion de la tête» (Marx 1843/44:380). Car la critique s’enracine toujours dans un affect, plus précisément l’affect de la révolte envers l’injustice des conditions sociales; la critique peut alors stimuler. Son non n’est jamais indifférent. Jean Ziegler a apporté tout cela dans l’Audimax et dans d’autres discours ultérieurs il en est toujours arrivé à ce point.
Mode de vie impérial
L’expression analytique et politique du «mode de vie impérial», inspirée par Ulrich Brand et Markus Wissen, est présente dans la tradition de pensée et d’actes de Jean Ziegler. Il veut dire en gros que la plupart des gens du Nord globalisé, c’est-à-dire des pays occidentaux riches, comme un nombre croissant de pays soi-disant émergents, vivent aux dépens de la plus grande partie de l’humanité et de l’environnement. Afin de consolider le «mode de vie impérial», on bafoue systématiquement les droits humains, on chasse des paysan·nes et des groupes indigènes de leurs terres, les ressources naturelles sont pillées et le changement climatique est de plus en plus virulent. Toutes ces choses n’arrivent pas «par hasard», on ne peut pas seulement les imputer à la cupidité et à l’appétit de pouvoir des élites régnantes: il s’agit bien plus d’un symptôme structurel du capitalisme. L’impératif de croissance qui l’habite ne tient aucun compte des droits humains, de l’environnement et du climat. Dans le 1er tome du Capital, Karl Marx écrivait: «La production capitaliste développe seulement les techniques et la combinaison des processus de production de la société, du fait qu’elle détériore les sources de toutes les richesses: la terre et les travailleurs» (Marx 1867: 530). Pour un grand nombre de gens – Jean Ziegler ne se lasse pas de le faire remarquer en paroles – la persistance et l’approfondissement du mode de vie impérial signifie une destruction progressive de leurs bases de vie et une amplification des relations de dépendance. La globalisation capitaliste et un élargissement global du mode de vie impérial font grimper sans cesse le besoin en ressources naturelles. La concurrence pour la terre, comme en Afrique, est en augmentation. Ainsi l’intérêt du profit passe avant la satisfaction des besoins de base de la population. Des tensions impériales pour l’écologie s’aiguisent, et dans la mesure où le mode de vie impérial se répand, et que l’extérieur dont il dépend se réduit, il creuse sa propre tombe. Le mode de vie impérial est étroitement lié aux habitudes de consommation des sociétés industrielles et des pays émergents. Ces habitudes de consommation ne sont pas tombées du ciel. Elles sont bien davantage le produit des conflits sociaux des 19e et 20e siècles. Comment en est-on arrivé là? Pour apaiser les élans révolutionnaires du prolétariat industriel, nés après de longues luttes et des privations, la classe dirigeante a cédé sur quelques-unes des revendications du prolétariat industriel européen: le capitalisme manchestérien, et avec lui les conditions épouvantables décrites par Friedrich Engels dans sa célèbre étude sur la classe ouvrière anglaise, ont en grande partie disparu dans les pays du Nord globalisé; même si on observe des tendances inquiétantes du retour de conditions de travail comparables, surtout pour les migrant·es. En me référant au théoricien italien Antonio Gramsci, je représente la conception selon laquelle l’hégémonie du modèle économique capitaliste dans les pays occidentaux ne peut être stabilisée que si les exigences d’augmentation de salaire et de conditions de travail à peu près supportables des travailleurs·euses organisé·es sont progressivement satisfaites. Une part toujours plus grande de la population de ces régions pourrait aujourd’hui participer à la prospérité: des autos, une maison individuelle avec télévision, réfrigérateur et machine à laver, voyages en avion, une consommation de viande en augmentation, des fruits et légumes en toutes saisons, sont devenu·es la norme pour les masses américaines du Nord et d’Europe depuis la fin des années 1950. Plus récemment sont arrivés les téléphones portables, les ordinateurs et d’autres appareils électroniques dont la durée de vie est relativement courte. La classe ouvrière des pays soit-disant développés a pu ainsi obtenir des améliorations matérielles, mais en même temps elle a été confrontée à une aliénation croissante dans le monde du travail ainsi qu’au sexisme, une évolution thématisée surtout par des intellectuels tels que Ernst Bloch, Silvia Federici et la génération «de 1968». Mais les conquêtes matérielles de la classe ouvière européenne ont eu un prix bien plus fatal: l’exploitation et la servitude des pays du Sud ont été intensifiées de manière perfide. Bien que l’esclavage et le colonialisme n’existent plus formellement, la prospérité des masses du Premier Monde repose structurellement sur le dos du tiers-monde. Depuis les années 1970 ont surgi les programmes d’ajustement structurel, l’endettement, l’accaparement de terres, la dépendance unilatérale d’exportation de matières énergétiques fossiles et de minéraux, ainsi que la délocalisation du travail sale, dangereux et nocif pour la santé dans des sweatshops3 qui ébranlent les pays du Sud. Pour une partie de la population, un certain bien-être matériel peut tout de même être généré. L’ascension de la classe moyenne dans les pays émergents a cependant creusé le fossé présent dans la société - une tendance qui explique le choix du candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro au Brésil. Là-dessus se greffent les conséquences toujours plus graves du changement climatique, alimenté par les rejets excessifs de CO2 des pays industrialisés et émergents. Pour ne pas excéder les limites écologiques de la planète, chaque individu ne devrait plus produire aujourd’hui que 2,5 tonnes de CO2 par an. La moyenne en Europe est de 11 tonnes par an! En même temps, nous sommes confronté·es au fait que notre «île de prospérité» est protégée par la violence militaire des réfugié·es des guerres, des migrant·es de la pauvreté et des victimes du changement climatique. C’est pour cela que des dizaines de milliers de personnes meurent sur le chemin de l’exil vers l’Europe ou les Etats-Unis.
Le rôle de la social-démocratie
Le rôle de la social-démocratie, à laquelle se réfère toujours Jean Ziegler, est remarquable et particulièrement tragique dans ces processus de société. Après des luttes accompagnées de privations, elle a réussi à intégrer les intérêts des travailleur·euses européen·nes dans le modèle occidental de progrès. Elle a néanmoins raté de manière catastrophique la mise en œuvre d’un véritable changement dans les têtes. La social-démocratie est restée prisonnière du compromis de classe fordien, de l’idée de l’Etat-nation et de ses liens identitaires. C’est ainsi qu’aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, une conscience internationaliste, globale fait gravement défaut. Tout au contraire, le néocolonialisme envers de nombreux pays du Sud est une condition indispensable au maintien de la société de consommation dans les pays occidentaux. C’est justement ce qui empêche l’élaboration d’un intérêt de classe commun. La scission entre la classe globale des travailleur·euses a été encore énormément creusée par l’idéologie du racisme. Comme l’a écrit Jean Ziegler dans son livre paru en 2015 Changeons le monde: «L’intégration des ouvriers·es européen·nes dans la stratégie et le projet impérialiste a signifié la mort de toutes les théories, des solidarités concrètes avec les classes asservies du tiers-monde». Pour ces erreurs fatales, les partis sociaux-démocrates paient aujourd’hui un prix élevé. Au lieu de se solidariser avec les réfugié·es et les migrant·es des pays du Sud, de plus en plus de gens se laissent contaminer par la peur alimentée par les partis de droite et d’extrême droite. Les partis sociaux-démocrates ne contrent pas cette tendance – au contraire, ils glissent eux-mêmes toujours plus vers la droite. Ainsi beaucoup de gens ne votent pas seulement pour une politique nationaliste et de mépris humain, mais aussi au fond contre leurs propres intérêts. Car la richesse de la société ne sera plus seulement transférée du Sud vers le Nord, mais aussi depuis plusieurs décennies dans les sociétés riches du bas vers le haut. La social-démocratie est ici une complice complaisante. Nous devons nous organiser contre cela et lutter encore pour l’émergence d’une conscience internationale. Il est primordial d’ancrer dans la tête des gens que les causes structurelles des migrations sont étroitement liées au mode de vie impérial occidental, et cela par un travail quotidien participatif et différencié de conscientisation. L’idée que sur une planète aux ressources finies, un système économique irrationnel mû par la croissance, comme le capitalisme, mène à la ruine, doit être un bien commun. Et, last but not least, il faut toujours souligner qu’aujourd’hui, plus personne ne devrait avoir faim ou être dans le besoin. Selon moi Jean Ziegler est l’un des critiques fondamentaux du «mode de vie impérial» actuel, même s’il n’a pas encore intégré l’expression dans son instrumentarium de concepts.
Alexander Behr, FCE Autriche
- Paru en allemand sous le titre Jean Ziegler: citoyen et rebelle. Der lange Weg von Thun nach Genève pour un monde plus juste.
- La réforme de Bologne: réglementation de l’accès aux universités et écoles supérieures
- En français atelier de misère, ou atelier d’exploitation désigne une manufacture, un atelier ou une usine - très souvent dans l’industrie textile - dans laquelle les employé·es sont exploité·es, travaillent trop longtemps ou de manière forcée, dans lesquels sévissent des abus physiques ou moraux, ou encore où l’on fait travailler des enfants.