COLOMBIE: Agriculture et semences, où en est-on?

de Cynthia Osorio*, 22 sept. 2015, publié à Archipel 240

Cela fait déjà presque un an, qu’Alba, Antonio et moi, tous les trois Colombien-ne-s, avons parcouru six pays d’Europe dans le cadre de la campagne européenne «Semences et Résistance», pour témoigner de la situation des semences, de l’agriculture et de la paysannerie en Colombie. Ce fut un véritable marathon d’un mois et demi à travers la Hollande, la Belgique, la Suisse, la France, l’Autriche et l’Allemagne.

Lors de cette tournée, nous avons observé des convergences sur l’imposition de normes et de lois qui en finissent avec la paysannerie, la nature et la diversité, tout en abandonnant le contrôle de l’alimentation et de la vie entre les mains de quelques entreprises. Nous avons constaté la rupture entre les habitant-e-s européen-ne-s et un mode de vie lié à la terre et à la nature, et les répercussions négatives que cela entraîne sur la plan social, culturel et environnemental. Nous avons vu que cette rupture est comparable à celle que l’on est en train d’imposer en Colombie, de façon accélérée et selon différents paramètres (législatifs, économiques, et/ou violents).
Malgré tout, nous avons constaté qu’en Colombie persiste une tradition agricole forte, avec une riche biodiversité et de nombreuses ressources naturelles à défendre. Nous avons vu également que, dans tous les pays que nous avons visités, il existe différentes poches de résistance face à ce modèle, dans les villes comme dans les campagnes. Nombreux sont les gens qui se mobilisent et qui travaillent pour défendre des alternatives existantes, tout en en construisant de nouvelles, forts de leur créativité et de leur volonté. Différentes preuves de soutien amical et de lien solidaire ont surgi et demeurent aujourd’hui: informations sur la situation colombienne dans de nombreux médias (conférences, vidéos, articles, etc.), visites de nos territoires en Colombie pour connaître notre mode de vie et de travail, parrainage de notre réseau et de nos semences, propositions de collaborations.
Au bout d’un an, qu’en est-il? Qu’en est-il des revendications des paysans et indigènes face aux Traités de Libre Commerce (TLC)? Des mobilisations des différents secteurs sociaux? Qu’en est-il du fameux «gel» de la résolution 9.70? Qu’en est-il du nouveau projet de résolution? Des confiscations de semences subies par les paysans? Et nous, en tant que Red de Guardianes de Semillas de Vida (RGSV: réseau des gardiens de semences de vie), qu’avons-nous fait?
(…). L’article ci-dessous est basé sur des notes prises lors de la conférence «Hacia la Construcción de Sistemas Agroalimentarios Autónomos –para la Resistencia» du Professeur Luis Alfredo Londoño Vélez.
Le néo-extractionnisme
Nous sommes passés en Colombie d’un modèle extractionniste, appelé aussi «locomotive minière-énergétique» à un modèle neo-extractionniste. L’extractionnisme fut ainsi nommé car c’était un modèle où l’on extrayait les ressources naturelles sans rien laisser au territoire. C’est comme «tuer la poule aux oeufs d’or» puisque ce sont des modèles qui épuisent la nature et détruisent la société des territoires dont on extrait les ressources.
Le pétrole, l’or et le charbon sont les moteurs de la naissance du modèle extractionniste dans les années 1950. A Cerrejón, dans la Guajira, avec l’extraction du charbon, comme dans tous les territoires pétrolifères colombiens, l’environnement a été détruit, de même que le tissu social et les sources de revenus des populations auparavant paysannes. Les gens sont devenus totalement dépendants des emplois et des revenus liés à ces nouvelles activités pourtant peu viables à long terme.
Au bout de plus de trente ans d’activité pétrolifère dans le Putumayo, on a constaté une brutale détérioration de la qualité de vie de la population, ce qui dément le discours officiel qui parle de richesse et de croissance économique. Actuellement, le territoire colombien se trouve livré à de nombreuses concessions – en faveur d’entreprises essentiellement canadiennes – pour l’exploitation de l’or et d’autres minerais économiquement rentables, avec les désastreuses conséquences que l’on sait sur l’eau et les sols de ces exploitations de métaux lourds biocumulables.
Autour des activités minières, le modèle néo-extractionniste développe d’autres activités dans ce qu’il présente comme une nouvelle économie «verte». On en voit une des facettes dans la production d’énergie au travers de la production agricole:
La production vivrière a peu à peu été abandonnée au profit de la production d’agrocombustibles. Cela accentue le problème de la concentration des terres. Entre les années 2002 et 2010, les chiffres officiels comptabilisent plus de 4 millions de personnes déplacées et une dépossession forcée de plus de 8 millions d’hectares1, pour y planter les cultures clefs de la production d’agrocombustibles, essentiellement des palmiers africains. Les surfaces consacrées à la canne à sucre, au maïs, au soja, au yuca, à la betterave, etc., destinées à la production d’agrocombustibles sont également en augmentation.
On assiste parallèlement à la promotion du «charbon écologique» (biochar) dans les forêts, présenté comme une solution «durable» pour la production d’énergie. Les parcs d’éoliennes et les plantations solaires sont promus dans les politiques gouvernementales comme des solutions d’avenir face aux problèmes environnementaux. Cette production d’énergie, qui sera au service de l’exportation et de l’économie mondiale, est présentée comme une source possible d'enrichissement.
Mais on n’a pas précisé qui seraient les bénéficiaires de cet enrichissement, ni analysé les coûts (environnementaux, sociaux et économiques) de la destruction des ressources et des modèles précédents, anciennes forêts et production paysanne.
Une autre facette de ce modèle neo-extractionniste est la prestation de Services environnementaux, les pays tels que la Colombie faisant toujours partie de ceux qui peuvent remplir certaines fonctions nécessaires aux pays riches:

  • Captateurs de CO2: dans le protocole de Kyoto, les pays émetteurs de CO2 peuvent acheter des droits aux pays les moins industrialisés pour poursuivre leurs émissions. Ces pays s’engagent à faire des plantations en forêts selon des «mécanismes de développement propre» qui impliquent un passage à la monoculture forestière. Ils peuvent aussi opter pour le «Mécanisme Redéforestation évitée» en isolant des bois ou des forêts pour éviter leur destruction ou dégradation. Ces forêts sont administrées de façon internationale et la population locale se retrouve exclue, sans prise en compte de ses interactions avec ce milieu.
  • Les ressources en eau: l’eau est nécessaire à la production d’énergie «verte» comme à la production des cultures vouées à l’alimentation des pays industrialisés, c’est-à-dire pour la production de maïs destiné à nourrir les vaches consommées dans les pays riches, et pour produire des aliments à échelle industrielle. De nombreux aqueducs communautaires se voient menacés par la privatisation et la vente à des entreprises étrangères des terrains où se trouvent les sources aquifères.
  • Bioprospection: il s’agit-là des programmes et subventions au développement des institutions colombiennes et étrangères en faveur de la recherche sur les ressources génétiques, chimiques, minérales, agricoles, etc., qui pourraient avoir une valeur économique, actuelle ou potentielle. Il faut se souvenir que la Colombie est un pays privilégié en termes de biodiversité car, de par sa localisation dans les Andes tropicales, on y trouve tous les climats, étagés selon l’altitude des trois cordillères qui forment les Andes. Evidemment, toute la bioprospection est protégée par des brevets spécifiques pour que les bénéfices soient en faveur de ceux qui réalisent le travail «de recherche» au lieu de favoriser les populations locales qui les utilisaient déjà auparavant ou qui se trouvent sur les territoires explorés.
  • Services culturels: pour les zones qui vivaient auparavant de l’agriculture, ce qui reste en terme de ressources économiques est la transformation en «paysages ruraux», désormais factices, ou en grands complexes touristiques, dans les zones qui n’ont pas encore été détruites. Un cas célèbre est celui de la privatisation de la Sierra Nevada de Santa Marta où les indigènes Koguis, Arhuacos, Kancuamos et Jiguas se voient relégués à une fonction «décorative» tandis que des touristes logés dans des hôtels sans âme s’installent sur leurs territoires et lieux sacrés, avec une méconnaisance absolue de la culture millénaire de ces peuples, ce qui entraîne leur destruction.
    Une troisième facette du modèle néo-extractionniste est celle d’une nouvelle agriculture exportatrice et destinée à l'industrie, basée sur la rupture avec l’environnement, la sécurité et l’autonomie alimentaire, pour donner une vocation industrielle massive aux champs colombiens dont la production est réservée aux grandes surfaces ou à l’exportation.
    Les incitations économiques pour la production d’aliments des champs colombiens sont essentiellement destinées à ce que le Professeur Londoño dénomme les produits agricoles «desserts»: non basiques, exotiques et/ou facilement remplaçables. C’est le café, symbole national colombien, ainsi que les fleurs, les bananes, les fruits exotiques (fruit de la passion, mangue, etc.).
    Les produits agricoles non-alimentaires sont consacrés à l’agro-industrie: le yucca est par exemple destiné à remplacer le pétrole, le maïs à fabriquer des emballages qui remplacent les plastiques, et le soja et le maïs (surtout transgéniques) servent pour l’industrie des concentrés alimentaires.
    Quant à l’élevage, il est placé sous le signe de la standardisation et de la régulation qui visent à maximiser l’usage de la terre et à rentabiliser les champs, avec l’application de nombreux impératifs sanitaires et de sanctions imposées par les normes internationales (comme prérequis indispensables pour l’entrée de la Colombie dans le TLC). Cela nuit aux paysans et agriculteurs qui ne peuvent prétendre, avec leurs produits, accéder au marché national, et encore moins international.
    Le contrôle oligopolistique du système alimentaire
    Actuellement, petit à petit, en Colombie comme dans le reste du monde, les grands acheteurs et vendeurs parviennent à s’imposer. Ce sont des entreprises multinationales, sans visage ni propriétaire identifiable, qui, masquées, obéissent aux lois internationales du marché tout en n’ayant à rendre de compte à personne, à aucun pays.
    Ce sont elles qui contrôlent désormais le marché. Au début, ce furent les produits agricoles agrotoxiques, mais aujourd’hui elles commencent à contrôler également les produits «verts» pour ne pas perdre une seule miette du marché, pas même celui du bio. En Colombie, les magasins agricoles des villages vendent à présent des engrais verts tels que le Patenkali par exemple, à destination des agriculteurs soucieux de leur bonne conscience.
    Parallèlement, ces multinationales contrôlent les aliments et leur transformation, depuis l’achat au petit producteur. L’agriculture est industrialisée (monocultures extensives) pour rentabiliser au maximum la production et réduire le coût des produits achetés mais le paysan est perdant dans l’affaire.
    Ensuite ces produits seront manipulés, emballés et vendus aux grandes surfaces, avec la perte de qualité nutritionnelle et la toxicité liées aux conservateurs utilisés pour pallier le temps de transport et l’exposition dans le supermarché. Ce phénomène atteint donc les zones qui jusqu’alors demeuraient exclusivement le terrain des plus petits producteurs: les magasins de quartier et les magasins ruraux. On voit même surgir des Carrefour Express dans les villages les plus reculés! On nous vend également de l’alimentation fast-food (McDonald’s, Burger King, etc.). On a récemment assisté à l’implantation triomphante de Starbuck’s Café dans notre pays pourtant producteur de café, avec une queue de consommateurs attendant leur tour pour payer leur café 8 fois plus cher que chez Doña María qui se trouve juste à côté. Et quand nous tombons malades, on nous vend des médicaments qui remplacent la médecine traditionnelle encore très implantée en Colombie.
    Aujourd’hui, le système de santé publique soigne littéralement tous les maux avec de l’aspirine. Et on nous vend ensuite les services et le support technique requis pour survivre dans ce système: crédits, transports, assistance technique, certifications (bio, labels), etc. Et reste ce dernier chaînon à contrôler, qui de fait est le premier maillon de la chaîne: les semences. La loi 9.702 est toujours suspendue, gelée, advienne que pourra.
    Les Traités de Libre Commerce (TLC) sont la manifestation concrète d’un nouveau modèle économique encore plus implacable. Les experts au service des TLC ont désigné les vainqueurs et les perdants. Les premiers, ceux qui prendraient le train en marche.
    Les autres, trop lents dans leur course, seraient à exclure. Mais à ce jeu-là, la majorité des Colombiens a perdu d’avance, n’ayant jamais appris à courir. Les experts l’ont annoncé: «Du TLC est née la confrontation entre des producteurs nationaux sans fonds ni recours et une avalanche d’excédents subventionnés dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche. L’avalanche a gagné»3. Le résultat de ce processus qui ne surprend personne mais se vérifie au quotidien, c’est que les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent, toujours un peu plus, allant jusqu’à tout perdre parfois.
    En 2013 le taux de pauvreté rurale atteignait 65% en Colombie, celui de l’indigence 33%4. Le dernier rapport sur le développement humain publié par le PNUD en 2011 montre que seulement 1,15% des propriétaires possèdent 52% des terres, ce qui représente 70% de la surface totale cultivable5. La concentration des terres, l’accroissement de la pauvreté, la détérioration des conditions de vie, et de sa qualité (en termes d’éducation, de santé, de logement, etc.) sont en train de l’emporter.
    Nombreux sont ceux qui perdent et se taisent. D’autres s’organisent en mouvements sociaux. L’année 2013 fut celle des protestations. L’année 2014 fut celle des négociations avec un gouvernement qui semble toujours au service des multinationales. L’année 2015 présage être celle des mobilisations. Qui seront les vainqueurs?

* Economiste environnementale. Coordinadora Nodo Cauca - Red de Guardianes de Semillas de Vida (Réseau des Gardiens de Semences de Vie)
<oscinta (at) yahoo.es>
<www.colombia.redsemillas.org>.

  1. Voir Colombie, résistance contre la politique agricole de Cynthia Osorio, Archipel No 222, janvier 2014.
  2. El TLC, una tragedia anunciada, Daniel Samper Pizano. Periódico El Tiempo. 07/09/13.
  3. Departamento Nacional de Planeación, 2013.
  4. Voir Colombie, pas de paix tant que le problème de la terre ne sera pas résolu de Olga Gayon, Archipel No 219, octobre 2013.