Celui-ci est inversement proportionnel au niveau de la démocratie, comme en témoigne l’exemple de la pétition des universitaires pour la paix en Turquie. Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits humains, le 10 décembre 1948 à Paris, l’article 19, qui régit le droit à la liberté d’opinion et d’expression, continue à être un critère principal pour évaluer le niveau de démocratie d'un pays. Le prix que le régime d’Erdogan continue à faire payer actuellement aux universitaires pour la paix en Turquie en donne une preuve exemplaire. Le 11 janvier 2016, 1128 universitaires de Turquie ont signé une pétition intitulée «Nous ne serons pas complices de ce crime» pour dénoncer les violations des droits humains commises entre juin 2015 et janvier 2016, lors des opérations militaires qui ont fait plus de 1700 morts dans les villes du sud-est de la Turquie, suite à l’arrêt du processus de paix et à la perte de la majorité par l’AKP (le parti pro-islamiste d’Erdogan) à l’Assemblée nationale après les élections du 7 juin 2015. Au lendemain de la publication de la pétition, la réponse d’Erdogan a été d’accuser les signataires d’être des traîtres, des terroristes, des collaborateurs de l’organisation politique et de l’armée kurde PKK (désignée comme «terroriste» par la Turquie), de les traiter de pseudo-intellectuel·les, et d’ordonner la prise immédiate de toutes les mesures judiciaires, policières et administratives contre ces dernier·es. Le nombre final des signataires du texte qui a été envoyé à l’Assemblée nationale quatre jours plus tard était de 2237.
Par la suite, les premiers actes de répression ont été les gardes à vue des signataires de l’université de Kocaeli, suivies des limogeages de ces dernier·es dans les universités privées; et ces actions ont aussitôt succédé à une déclaration de l’YÖK (le Conseil de l’enseignement supérieur), affirmant que les mesures adéquates allaient être prises contre les universitaires soutenant le terrorisme.
Les universitaires en France ont été parmi les premier·es à réagir et ont organisé la première conférence publique à Paris le 18 janvier 2016; une pétition de soutien signée par 2279 intellectuel·les a été ensuite publiée.
Le 10 mars 2016, le nombre des universitaires limogé·es avait déjà atteint le chiffre de 8, et la branche d’Istanbul de BAK (Universitaires pour la paix) avait organisé une conférence de presse à Egitim-Sen (le syndicat des enseignant·es en Turquie) pour dénoncer les actes de répression qui ont suivi la publication de la pétition. Quatre universitaires qui ont lu la déclaration commune ont été emprisonné·es quelques jours plus tard, pour n’être relâché·es que six semaines après. Un procès, actuellement en cours, a été ouvert avec une accusation basée sur l’article 7/2 de la TMK (la loi de la lutte contre le terrorisme), qui prévoit une peine d’emprisonnement allant jusqu’à sept ans et demi, pour propagande des actions d’une organisation terroriste.
La deuxième conférence publique à Paris a eu lieu le 13 avril 2016, lors de laquelle la création du CISUP (Comité international de soutien aux universitaires pour la paix) a été proposée et un comité de coordination nationale (CCFR) s’est formé, devenu par la suite SUP-DDHT. Les déclarations de soutien de plusieurs institutions d’enseignement supérieur et de recherche et des syndicats demandant aux gouvernements et/ou aux instances européennes d’appliquer des mesures concrètes n’ont eu pour suite que des déclarations d’inquiétude de ces derniers. Une vague de fuite des universitaires à l’étranger a alors commencé. Illes ont pu bénéficier des bourses de recherche d’institutions telles que Philippe Schwartz, Fondation Rosa-Luxemburg, CARA ou SAR.
La France a pu également devenir pays d’accueil un peu plus tard, grâce à la création du Programme d’aide aux universitaires en exil (Pause) par le ministre de l’Enseignement supérieur, Thierry Mandon, en janvier 2017.
La tentative du coup d’Etat du 15 juillet 2017, organisée par des militaires membres du mouvement des Gülénistes (Hizmet, «service» en français) – l’ancien allié de l’AKP mais qui est devenu FETÖ, l’organisation terroriste de Fethullah Gülen, après le coup d’Etat –, a permis à Erdogan de gouverner le pays sous un régime d’état d’urgence et avec des décrets-lois. En l’espace d’un an, plus de 130.000 fonctionnaires, soupçonné·es majoritairement d’appartenir à FETÖ, ont été limogé·es. Parmi eux/elles figuraient également plus de 400 signataires de la pétition pour la paix et des dizaines de milliers de fonctionnaires de toutes professions, connu·es comme opposant·es au régime. Illes se sont vu perdre plusieurs de leurs droits civils, tels qu’avoir un passeport, postuler à un poste étatique, pouvoir exercer leur profession, etc.
Finalement, en décembre 2017, la vague de procès individuels a commencé. Les signataires sont accusé·es, soit de faire la propagande d’un groupe terroriste et risquent d’être emprisonné·es pour une période allant d’un an jusqu’à sept ans et demi, selon l’article 7/2 de la TMK, soit d’insulter la nation turque, son Etat et son gouvernement selon l’article 301 du TCK (le Code pénal turc) qui prévoit une peine d’emprisonnement allant d’un à deux ans. Parmi les 653 signataires dont les procès sont en cours, figure Tuna Altinel, maître de conférences en mathématiques à l’université Lyon-I. Voici un court extrait de la déclaration qu’il a lue le 28 février dernier au palais de justice d’Istanbul: «Monsieur le juge, à partir de septembre 2015 je suis allé dans plusieurs villes du sud-est de la Turquie dont certains noms sont cités dans cette pétition. J’ai vu la guerre, la destruction massive des villages, la déportation des civils, les morts. Vous pouvez trouver les traces de mes déplacements à Sur, Nusaybin, Cizre, Hakkari, Yüksekova et vous pouvez les utiliser contre moi. En bref, je n’ai pas seulement signé cette pétition, je l’ai pensée, je l’ai sentie, je l’ai vécue. C’est moi qui ai écrit ce texte.»
Le même jour a aussi été marqué par l’annonce de la toute première confirmation par la cour d’appel de la première peine d’emprisonnement de professeur·es, celle de Fusun Ustel, professeure en science politique à l’université de Galatasaray (Istanbul).
Les universitaires pour la paix en Turquie ont choisi de dire la vérité au lieu de se contenter d’exprimer leurs inquiétudes à propos des crimes contre l'humanité commis dans leur pays, et payent pour cela un des prix les plus élevés des pays membres des Nations unies. Selim Eskiizmirliler*
- Maître de conférences en neurosciences, université Paris Diderot, président de la SUP-DDHT (Solidarité avec les universitaires pour la paix et défense des droits hmains en Turquie). Article paru dans le Mensuel d’information du syndicat national de l’ enseignement supérieur (SNESUP) en mars 2019