Fin mars et début avril, le manque criant de travailleur·euses agricoles étranger·es dans l’agriculture suisse a fait beaucoup parler. Depuis, cette question suscite peu d’intérêt en Suisse, alors que les médias européens voisins sont toujours aussi polémiques à ce sujet. Que s’est-il donc passé? Le fait que le secteur agricole se plaigne d’un manque de travailleur·euses agricoles n’est pas nouveau. Katrina Ritter, porte-parole de l’Association des paysans bernois (BEBV), précise à l’intention du gouvernement fédéral: «Ces dernières années, le développement de l’économie en Europe de l’Est a déjà entraîné une baisse du nombre de travailleur·euses saisonnier·es en Suisse»(1).
Un manque réel?
La crise du Covid-19 pose clairement un des problèmes de notre système économique. En effet, le travail dit «indispensable» dans les secteurs de l’agriculture et de la santé est sous-traité par des travailleur·euses migrant·es pour des salaires dérisoires. Dès que l’économie des pays d’origine se développe, ces travailleur·euses «indispensables» font défaut dans les secteurs concernés. En outre, de nombreuses personnes cherchent du travail dans d’autres pays et d’autres secteurs. En effet, il est désormais de notoriété publique que les conditions de travail dans l’agriculture suisse sont mauvaises. L’agriculture étant un secteur crucial pour la société, les exploitations agricoles ont été autorisées à employer des travailleur·euses étranger·es même pendant la période de confinement. Cependant la situation est un peu plus compliquée que d’habitude: les travailleur·euses agricoles ayant un contrat de travail étaient autorisé·es à entrer sur le territoire, mais devaient être récupéré·es à la frontière car leurs chauffeurs n’étaient pas autorisés à y entrer(2). Christian Schönbächler, responsable de la communication de Fruit-Union Suisse (FUS), a constaté «qu’il n’y avait pas de problèmes majeurs pour recruter des travailleur·euses saisonnier·es à l’étranger ou en Suisse»(3). En temps normal, près de 30.000 travailleur·euses étranger·es «non familiaux» viennent en Suisse. En revanche, comme le confirme l’Association suisse des producteurs de légumes, on ignore combien de ces travailleur·euses sont venu·es cette année(4). Selon Swissinfo, leur nombre a cependant suffi à couvrir environ 80 % de la demande(5). Cela montre que même en temps de crise, le recrutement en flux tendu des travailleur·euses agricoles, courant dans l’agriculture, a fonctionné. Les agriculteur·trices ont ainsi pu faire face avec souplesse aux importantes fluctuations de la charge de travail. Le «déficit de la demande de main-d’œuvre» qui subsistait a pu être comblé par des personnes vivant en Suisse qui, principalement en raison du confinement dû au Covid-19, étaient sans emploi ou en chômage partiel. A cet égard, les plateformes numériques de placement telles que agrix.ch et agrarjobs.ch ont joué un rôle déterminant. Contre rémunération, ces services servent de médiateurs entre les agriculteur·trices et les travailleur·euses agricoles. Pendant la crise du Corona, des postes de travail intérimaires ont été gracieusement mis à la disposition des agriculteurs, lesquels ont alors engagé les demandeur·euses. d’emploi directement. Dès le début du mois d’avril, les agriculteur·trices suisses ont affirmé qu’ils et elles recevaient plus de personnes au chômage partiel que nécessaire(6), et que «ce n’était pas tant le manque de bras qui posait problème, mais bien le manque de savoir-faire agricole des volontaires»(7).
Un nouveau marché pour les agences d’intérim?
En plus de ces plateformes de placement spécifiques à l’agriculture, d’autres agences de recrutement tentent également d’utiliser la crise actuelle pour se faire une place sur le nouveau marché de l’agriculture. Contrairement aux agences en ligne spécialisées dans l’agriculture mentionnées ci-dessus, les agences de recrutement embauchent directement les travailleur·euses et les placent dans des entreprises en tant qu’intérimaires. Récemment, ces agences ont également commencé à prêter des personnes à des exploitations agricoles. Un excellent exemple est celui de Coople, la première plate-forme européenne de location de personnel basée en Suisse. Les secteurs tels que la gastronomie, l’hôtellerie et l’événementiel, où Coople place habituellement du personnel, requièrent, en cette période de crise, beaucoup moins de personnel. Par conséquent, de nombreux «Coopler» sont aujourd’hui sans travail. A l’initiative de Martin Jucker, le fondateur de la ferme Jucker dans l’Oberland zurichois, des associations de la gastronomie et des associations du secteur agricole se sont associées(8). Dans le cadre du nouveau «modèle de coopération», Coople peut désormais proposer à des personnes normalement placées dans la restauration de travailler comme travailleurs agricoles temporaires moyennant une rémunération «à partir d’environ 17 francs suisses/heure», qui comprend «le salaire brut, toutes les cotisations de sécurité sociale et les frais administratifs»(9). Les personnes ainsi employées ne perçoivent pas 17 francs de l’heure, mais leur salaire précédent, souvent plus élevé, et peuvent «retrouver immédiatement leur emploi d’origine lorsque l’interdiction de manger au restaurant est levée»(10). Selon les associations concernées, la différence de salaire devrait être supportée par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) en référence à la loi d’urgence, car cela offrirait une situation gagnant-gagnant-gagnant tant pour l’Etat que pour les employé·es et les entreprises(11). En d’autres termes, ces entreprises attendent du gouvernement fédéral qu’il «prenne les mesures nécessaires pour subventionner les salaires agricoles conformément aux conditions du marché pendant cette situation exceptionnelle»(12). De facto, c’est déjà le cas, puisque pour les personnes en chômage partiel – y compris chez Coople – leurs revenus supplémentaires dans l’agriculture ne sont pas déduits de leur indemnité de chômage partiel. Selon Coople, quatre agri-culteur·trices ont jusqu’à présent embauché des travailleur·euses pour environ 3000 heures, principalement pour les mois de mai et juin, et les possibilités de recrutement sont en cours de discussion avec quelques 20 à 30 autres agriculteur·trices(13). Ces chiffres peu élevés indiquent que la location de personnel temporaire dans l’agriculture est encore en phase expérimentale. Dans une formulation étonnamment explicite, Coople expose les raisons de cette évolution(14): «le modèle ‘disruptif’ de Coople pour le placement de personnel [est] la réponse appropriée aux besoins changeants du marché. Avec des solutions numériques qui garantissent l’agilité et la flexibilité, on peut réagir rapidement aux changements du marché, comme nous le vivons actuellement avec la crise Covid-19". Considérer avant tout la crise actuelle du point de vue des «nouveaux besoins du marché» et promouvoir une plus grande flexibilité des travailleur·euses avec des modèles de travail «disruptifs» correspondants – de telles déclarations ne sont pas de bon augure.
Volontariat et changement de système
Pendant la crise du Covid-19, de nouveaux réseaux de solidarité se sont créés à une vitesse extraordinaire dans différents pays et dans différents domaines. En Suisse, l’initiative «Agriculture d’avenir» a lancé un «Réseau de solidarité agricole» en ligne qui fonctionne comme une plateforme de placement pour les bénévoles. L’objectif est de créer un réseau en ligne «qui permette, d’une part, aux agriculteur·trices de signaler leurs besoins en main-d’œuvre et, d’autre part, aux jeunes de pouvoir aider facilement et rapidement les exploitations agricoles situées à proximité»(15). Selon Dominik Waser(16) de l’initiative «Agriculture d’avenir», des centaines de bénévoles se sont adressé·es à eux par différents biais pour aider dans les champs. L’initiative a pu placer quelques bénévoles dans une demi-douzaine de fermes. Cependant, de nombreuses fermes ont choisi de s’orienter vers d’autres solutions pour le long terme. De telles plateformes, où des bénévoles participent aux travaux agricoles, sont particulièrement appréciables au regard de leur principe fondamental de solidarité. Elles permettent aux personnes qui produisent et à celles qui consomment de mieux se connaître et d’ouvrir de nouvelles perspectives en matière de production alimentaire. Néanmoins, il convient de rappeler que le bénévolat est souvent le fait de personnes occupant une position privilégiée dans la société – tout le monde ne peut pas se permettre de travailler régulièrement sans rétribution et de ne pas être rémunéré pendant cette période. En outre, le bénévolat entretient une relation ambivalente vis-à-vis de la politique néolibérale, qui tend à reléguer la responsabilité sociale et les tâches de l’Etat à la société civile. L’engagement des particuliers, des foyers et des associations se situe alors au niveau individuel. Grâce à la participation de la société civile, la crise est désamorcée sans que les structures ne soient fondamentalement modifiées – ce qui serait le cas, par exemple, si les Etats adoptaient une meilleure réglementation (par exemple, en imposant les VNA (Valeur Nette des Actifs) ou en soumettant l’agriculture au droit du travail). Le volontariat a donc toute son importance, mais il ne constitue pas en soi une réponse exempte de problèmes face à des crises complexes touchant à la fois la santé, l’économie et l’environnement. C’est ce que soulignent également les initiateurs de «Agriculture d’avenir». Dominik Waser, par exemple, plaide en faveur d’un maximum de bénévolat dans l’agriculture (ou dans d’autres secteurs «cruciaux») – à condition que cela soit accompagné d’un changement plus large du système.
Revendications
L’agriculture suisse semble s’en être tirée à bon compte dans la crise actuelle. Elle peut continuer à compter en grande partie sur le réservoir de main-d’œuvre bon marché et flexible des pays d’Europe de l’Est et du Portugal. Cependant, les conséquences sociales subies par les travailleur·euses ne sont guère abordées dans les médias et dans le débat politique. A titre d’exemple, le long voyage depuis des pays tels que la Roumanie ou la Pologne dans des bus souvent étroits, est associé à un certain risque d’infection. Par ailleurs, il est impossible de savoir dans quelle mesure les précautions requises pendant la crise sont respectées dans les exploitations agricoles suisses. Des contrôles seraient nécessaires pour garantir que les employé·es soient en mesure de respecter les règles de base. Par exemple, illes devraient pouvoir respecter la distance physique, disposer de leur propre chambre et d’installations sanitaires, avoir accès au système de santé suisse et recevoir leur salaire même en cas de suspicion d’infection par le Covid-19. Il serait important de dénoncer une des causes fondamentales de la précarité des conditions de travail dans l’agriculture: du prix que les consommateur·trices paient pour les produits dans les supermarchés, les marges les plus élevées restent entre les mains des supermarchés, de la distribution et de l’industrie alimentaire. La part que les agriculteur·trices sont en droit de réclamer pour eux-mêmes est en constante diminution. Une part considérable des paiements directs et autres aides d’Etat à l’agriculture revient même aux industries en amont et en aval, c’est-à-dire à l’industrie alimentaire, aux fabricants d’engrais et de pesticides, aux fabricants de machines agricoles ou d’aliments pour animaux. Même si les agriculteurs·trices sont souvent disposé·es à augmenter les salaires de leurs employé·es, cela demeure financièrement impossible pour beaucoup d’entre elleux. C’est précisément pour cela que la demande de meilleures conditions de travail et de salaires plus élevés pour les travailleur·euses agricoles est si importante. Actuellement, même certaines associations agricoles demandent que l’Etat subventionne les salaires des travailleur·euses agricoles «conformément au marché», malheureusement, cette demande va de pair avec des modèles d’entreprise qui favorisent la flexibilité et des modèles de travail disruptifs. Il est donc important de relier la discussion sur les salaires à celle sur les conditions générales de travail dans l’agriculture. Dans le cadre de la solidarité envers les travailleur·euses agricoles étranger·es, il s’agit concrètement de faire respecter le droit du travail, de faire signer des conventions collectives de travail contraignantes, d’améliorer les conditions de logement et de réglementer les horaires de travail. Johanna Herrigel, Sarah Schilliger, Ariane Zanger, Silva Lieberher
Nouvelle publication de l’Agrisodu à propos des travailleur·euses agricoles en situation précaire: http://www.agrisodu.ch/index.php?lang=french
- Cité dans Der Bund, 1.4.2020.
- Cité dans Bauernzeitung (7.5.2020).
- Cité dans Bauernzeitung (7.5.2020).
- Cité dans Bauernzeitung (7.5.2020).
- Cité dans Swissinfo, 6.5.2020.
- Voir citation des agriculteur·trices dans le Tagesanzeiger (1.4.2020).
- Déclaration de l’Association des producteurs de légumes de Berne-Fribourg, citée dans Der Bund, 1.4.2020.
- Cité dans Juckerfarm, 24.3.2020.
- Voir Der Schweizer Bauernverband: Arbeitskräftevermittlung (Placement de main-d’œuvre).
- Cité dans Zürichsee-Zeitung, 26.3.2020.
- Cité dans Zürichsee-Zeitung, 26.3.2020.
- Communiqué de presse conjoint, coople.com/ch 24.3.2020.
- Bauernzeitung, 7.5.2020.
- Sur coople.com/ch, 2.4.2020.
- Cité dans landwirtschaftmitzukunft.ch.
- Conversation téléphonique des auteur.es avec Dominik Waser, 5.5.2020