Fin mai, nous étions quatre, issus de différentes coopératives Longo maï, à nous rendre chez des ami·es dans la plaine de la Bekaa; leur projet s’appelle Buzuruna Juzuruna – «Les graines sont nos racines»[1]. Fondé il y a six ans, une vingtaine de personnes, femmes et hommes, originaires du Liban, de Syrie et de France, y travaillent aujourd’hui.
Avec ses dix mille kilomètres carrés, le Liban couvre environ un quart de la superficie de la Suisse, mais est trois fois plus peuplé, avec 667 habitant·es au kilomètre carré.
Petit rappel historique
Cette étroite bande de terre de 220 km de long, située sur la côte orientale de la Méditerranée entre Israël et la Syrie, était sous mandat français au même titre que la Syrie de 1919 à 1943, date à laquelle le Liban a décidé de son indépendance au suffrage universel. Puisque de nombreux prophètes sont apparus au Proche-Orient, le Liban compte de nombreux courants religieux différents. La Constitution stipule que les trois plus importants en nombre (selon un recensement de 1932), à savoir les chrétiens, les sunnites et les chiites, doivent être représenté·es à égalité dans le gouvernement. Depuis sa création, le pays n’a connu que peu de périodes pacifiques et de nombreux Liba-nais·es ont quitté leur pays, devenu l’enjeu de différents intérêts internationaux au Proche-Orient.
Dans les années 1950, de nombreux Palestinien·nes ont fui vers le sud du Liban, jusqu’à ce que l’Organisation de Libération de la Palestine transfère sa structure de commandement de Palestine à Beyrouth en 1970 et commette de nombreux attentats contre Israël depuis le Liban. La présence des Palestinien·nes et les interventions militaires d’Israël ont placé le Liban face au choix entre la solidarité arabe et la solidarité occidentale et ont finalement conduit à la sanglante guerre civile libanaise de 1970, qui n’a pris fin qu’en 1989. De plus, Israël a envahi le Liban en 1982 avec des troupes terrestres dans le but d’expulser l’OLP du Liban. En août 1982, la direction de l’OLP a pris ses quartiers en Tunisie, mais environ 500.000 Palestinien·nes vivent encore aujourd’hui dans le pays. Ce n’est qu’en 1985 que l’armée israélienne s’est à nouveau retirée dans le sud du Liban, où elle contrôlait la population avec l’Armée du Liban Sud (ALS), créée par Israël. À cette époque, une grande partie de la population libanaise a fui le Sud-Liban, occupé jusqu’en 2020. Il reste un mur de six mètres de haut qui sépare le sud du Liban des territoires palestiniens occupés.
La Syrie avait également des troupes stationnées en permanence au Liban depuis 1975 et n’a été contrainte de les retirer complètement du Liban qu’avec la Révolution du Cèdre[2] en 2005. Peu après, la répression militaire du mouvement de protestation en Syrie a entraîné un flux continu de réfugié·es vers les pays voisins. En mars 2013, il y avait déjà officiellement près de 700.000 réfugié·es syrien·nes au Liban; aujourd’hui, leur nombre est estimé à 1,5 million. Il n’existe pas de chiffres officiels, car le gouvernement n’a pas enregistré les personnes qui ont fui et n’a pas non plus créé de camps de réfugié·es officiels.
La douloureuse et sanglante histoire de ce petit pays a conduit à la désintégration totale des structures étatiques, mais l’armée, financée par les États-Unis et qui a installé des points de contrôle sur de nombreuses routes importantes, semble être la dernière structure étatique encore en fonction. De ce fait, les structures religieuses ont retrouvé une influence beaucoup plus importante dans la société. Chaque communauté religieuse a son propre «gouvernement» et sa propre «justice», sans compter que les communautés religieuses sont de grands propriétaires fonciers.
Dépendance aux importations de céréales
Au-delà de la côte méditerranéenne, le pays s’élève jusqu’aux montagnes déchiquetées du Liban à une altitude de 1500 à 2500 mètres, puis redescend vers la plaine de la Bekaa, située à environ 1000 mètres d’altitude, à l’origine marécageuse et aujourd’hui fertile. Celle-ci est à son tour délimitée à l’Est par une chaîne de montagnes qui s’élève à plus de 3000 mètres dans le sud avec le massif Hermon et qui forme sur toute sa longueur la frontière avec la Syrie et, au Sud, avec Israël et les territoires palestiniens occupés par Israël.
La plaine de la Bekaa est comme une oasis; elle est alimentée en eau par les montagnes, tandis qu’à l’Est, une vaste zone de steppes et de désert s’étend de la Syrie à l’Irak. On pourrait y produire beaucoup de choses nécessaires à l’approvisionnement alimentaire de la population. Pourtant, jusqu’à l’attaque russe contre l’Ukraine, le Liban importait la majeure partie de ses céréales d’un des deux pays. Ensuite, les prix des céréales ont explosé parce que les céréales en prove-nance des États-Unis ou du Canada sont beaucoup plus chères et parce que les négociants en cé-réales ont profité sans vergogne de la situation. Le port de Beyrouth, crucial pour les importations, est toujours en grande partie détruit par la force de l’explosion d’un hangar avec 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, qui a fait plus de 200 morts et plus de 6000 blessé·es graves. Le pays est en faillite, l’argent ne vaut plus rien. (1 dollar équivaut à 100.000 livres libanaises). Le prix du pain a été subventionné pendant un certain temps par la Banque mondiale pour calmer la révolte de la population. Quoi de plus logique que de re-construire une large autosuffisance avec ses propres céréales.
Mais construire quelque chose au Liban n’est pas très facile. Trop de gens sont occupés à sur-vivre au quotidien, l’improvisation d’un jour à l’autre ne laisse pas beaucoup de place aux projets.
Une lueur d’espoir
L’idée de célébrer ici une fête des céréales est née de l’utopie d’un groupe qui n’a pas renoncé à croire en un développement pacifique. Buzuruna Juzuruna (BJ) est le premier projet au Liban dans lequel des semences paysannes de légumes, de céréales et de fleurs sont produites – une banque de semences désormais assez importante en est la base. Le groupe donne des cours d’agroécologie, offre des graines et des plants aux réfugié·es et vit une utopie politique de compréhension sans frontières. «Nehua istiglaliya elfellahin» est le nom d’un recueil de textes qu’elle a publié en arabe – la voie vers une autonomie paysanne.
BJ a commencé à chercher des variétés de céréales adaptées au climat et a créé un jardin de multiplication avec de nombreuses variétés anciennes. Il s’agit de variétés qui n’ont pas été sélectionnées pour obtenir les meilleurs rendements possibles et qui ont été cultivées à une époque où les engrais chimiques et les pulvérisations n’étaient pas encore considérés comme les facteurs les plus importants dans la culture des céréales. Ces variétés ne sont plus vendues aujourd’hui dans le commerce, mais ont été en partie préservées en France par le réseau des «paysans boulangers» ou proviennent des stocks des banques de gènes européennes. Par exemple, d’anciennes variétés de céréales provenant de la banque de gènes allemande, que Longo maï a conservées et cultivées depuis des années à la ferme Ulenkrug dans le Mecklembourg, s’épanouissent désormais en retrouvant leur terroir d’origine au Proche-Orient.
Mais pour pouvoir faire du pain, il faut plus qu’un simple jardin de conservation. Or, la plupart des terres de la plaine de la Bekaa appartiennent à de grands propriétaires terriens qui ne sont pas prêts à les vendre. Ici aussi, les terres agricoles servent davantage de placement financier sûr qu’à l’autosuffisance pour la population. Entre-temps, BJ a obtenu des contrats de location à court terme pour quelques hectares de terre, afin d’obtenir de plus grandes quantités de semences et de tester les différences entre les différentes variétés lors des premiers essais de cuisson. Ce n’est que l’année dernière qu’un des propriétaires fonciers s’est intéressé au projet et a loué 12 hectares de terres fertiles au groupe, d’abord pour un an. Une trentaine de variétés de céréales, principalement du blé, quelques variétés d’avoine, d’orge et de seigle y ont été semées en alter-nance avec des lentilles, des pois chiches et des fèves, une diversité rarement vue et qui enthou-siasme tous les visiteur/trices.
La joie suscitée par la réussite des cultures était grande et le défi suivant a immédiatement été lancé: il faut plus d’agriculteurs et d’agricultrices qui cultivent des variétés anciennes, des meu-niers et meunières qui moulent le blé et des boulangers et boulangères qui cuisent la farine. C’est pourquoi BJ a invité tou·tes ses ami·es, dont quelques petit·es boulanger·es, des paysans et des paysannes des environs, afin de discuter de qui peut et veut participer à la transformation régionale d’anciennes variétés de céréales.
Comme le Liban est un petit pays, l’initiative s’est vite répandue et une soixantaine de per-sonnes sont venues de Beyrouth, du Sud et du Nord.
Faire du pain
Les différents boulanger·es ont d’abord échangé et les différents pains ont été dégustés: le tannour, un pain plat cuit dans le four en argile, courant partout au Proche-Orient, et le pain saj, un pain plat cuit sans levure sur une demi-sphère aplatie, tout aussi répandu. Ces deux pains sont les plus courants et sont consommés à chaque repas. En outre, différent·es boulanger·es proposaient des pains à la levure et au levain, tels qu’ils sont généralement consommés en Europe. Des pains qui sont cuits dans des moules ou façonnés et qui sont mangés en tranches. Par contre, la tentative de proposer également une baguette française a échoué. Pour le tannour ou le pain saj, pas besoin de four sophistiqué, un simple four en argile chauffé au bois suffit. C’est ainsi que cinq femmes de la plaine de la Bekaa se sont associées pour cuire et distribuer gratuitement environ 60 pains par jour. En raison du prix élevé de l’énergie, elles sont passées du gaz au bois. Elles transforment les céréales locales et les font moudre et tamiser dans un «moulin à pierre tyrolien» installé dans la plaine de la Bekaa par l’association américaine Green Mill.
D’autres boulangeries, également intéressées par les anciennes variétés de blé, font du pain à l’européenne, mais elles ne touchent qu’une petite clientèle à Beyrouth. La grande boulangerie Teffehe Bakery, qui a été créée en tant que syndicat de boulanger·es et qui traitait environ 10 tonnes de farine par jour avant la crise, est également représentée par Anas. Les anciennes varié-tés de céréales ne sont toutefois pas adaptées à la préparation industrielle de la pâte, mais Anas trouve le projet d’autosuffisance locale très important, car il a constaté que la population démunie achète moins de pain depuis la crise du pain qu’avant. L’après-midi, tout le monde se dirige vers le champ où BJ a cultivé les trente variétés de céréales. Sous une grande tente, les discussions se poursuivent. Ici, il est davantage question de l’importance des anciennes variétés pour les agriculteur/trices, compte tenu des prix élevés des semences hybrides, des engrais et des produits de pulvérisation importés. Le fait est qu’au Liban, de nombreuses terres agricoles sont encore en friche. En l’absence de statistiques publiques, il n’existe pas de chiffres fiables. Il n’y a pas non plus d’efforts de L’État pour renforcer le degré d’autosuffisance de la population. Un représentant de la grande minoterie industrielle Bakalian s’exprime avec condescendance sur la production locale de blé, qui serait mal nettoyée et stockée et n’atteindrait jamais les valeurs constantes du blé importé.
Sa conclusion est la suivante: nous préférons le blé importé. Bien entendu, les agriculteur/trices se sont disputés avec lui, ce qui a mis en évidence le défi de l’autosuffisance en céréales. L’entreprise Bakalian exploite également de grands moulins au Togo et au Ghana et ne semble pas être un partenaire pour le développement local.
Lors de la visite des champs, beaucoup sont enthousiastes. Alors que tous les champs de blé des environs sont arrosés artificiellement, ici, les anciennes variétés de céréales sont hautes et fermes, sans arrosage ni engrais artificiel. Plusieurs agriculteurs et agricultrices font part de leur intérêt pour obtenir des semences de ces variétés l’année prochaine. Apparemment satisfait du résultat, le propriétaire du champ a promis de laisser les terres à BJ dans les années à venir. Reste à savoir à quel prix.
Vivre avec l’incertitude
Que va-t-il se passer avec les réfugié·es syrien·nes ? Déjà, des unités militaires pénètrent ici et là dans les camps de réfugié·es, soit uniquement pour intimider les gens, soit pour en expulser quelques-un·es vers la Syrie à titre d’exemple. Des politiciens irresponsables blâment les migrant·es pour la crise économique, Bachar al Assad veut rétablir des relations amicales avec le Liban et promet de «résoudre le problème des réfugié·es».
Ce ne sont pas de bons signes, mais les exemples concrets de développement local et d’aide mutuelle sont d’autant plus un espoir auquel il vaut la peine de s’accrocher.
Jürgen Holzhapfel, membre Longo maï - Allemagne
- Voir aussi Archipel no 319, «Sur les cendres du système».
- La révolution du cèdre est le nom donné à la série de manifestations de la société civile au Liban, principalement à Beyrouth, déclenchée par un attentat meurtrier contre l’ancien Premier ministre libanais Rafiq al-Hariri le 14 février 2005.