Depuis le début de l'année dernière, près de 30.000 personnes ont rejoint les îles Canaries, qui appartiennent à l'Espagne, par bateau. Les cayucos, souvent des bateaux de pêche désaffectés, partent généralement de la côte ouest du Maroc, du Sahara occidental, de la Mauritanie ou du Sénégal et peuvent parfois se déplacer pendant des jours, voire des semaines.
Pour beaucoup de personnes, la traversée se termine fatalement. Actuellement, la politique européenne de laisser mourir les gens fait en moyenne une victime par jour sur la "route des Canaries". Dans le même temps, les "boat people" qui parviennent à poser le pied sur le sol européen sont attendus par un système répressif de camps dans lesquels les personnes sont détenues dans des conditions de vie indignes. Beaucoup restent dans un état permanent d'attente et d'incertitude.
L'immobilisation par les camps
Le quai du port d'Arguineguín, sur l'île de Gran Canaria, est un lieu qui illustre bien le régime d'accueil des îles Canaries et qui fait l'objet d'une couverture médiatique répétée. Les autorités y ont installé un camp temporaire, surnommé à plusieurs reprises le "quai de la honte" en raison des conditions de vie misérables. Plus tard, de nombreux/ses réfugié·es ont alors été hébergé·es dans les complexes hôteliers de l'archipel des vacances, qui étaient de toute façon vides en raison de la pandémie. Toutefois, l'incidence étant en baisse et les ouvertures imminentes, le puissant lobby du tourisme a insisté pour que tous les hôtels retrouvent un "fonctionnement normal" dès que possible.
Mais au lieu de répondre aux souhaits de la population et d'organiser un transfert vers le continent espagnol, l'Etat espagnol – avec le soutien financier de l'Union européenne ‒ a mis en place un système de camps improvisés pouvant accueillir jusqu'à 7000 personnes dans le cadre du Plan Canarias. Répartis sur les îles de Tenerife, Gran Canaria et Fuerteventura, sept macro-campamentos ont été créés en très peu de temps, en plus de camps plus petits dans lesquels sont accueillis des femmes, des familles et des mineur·es. Souvent, des casernes militaires ou des prisons reconverties servent de sites.
De nombreux/ses réfugié·es organisent eux-mêmes leurs billets d'avion ou de ferry pour poursuivre leur voyage vers la péninsule ibérique, mais illes sont souvent la cible de brutalités policières racistes aux contrôles de sortie et ne sont pas autorisé·es à quitter les îles Canaries malgré la présentation de tous les documents nécessaires. Les îles font donc de plus en plus office de zone frontalière avancée. (...)
Conditions alarmantes
L'externalisation du contrôle migratoire aux Canaries ne se fait pas seulement spatialement en immobilisant les personnes bien avant qu’elles atteignent les centres européens, mais aussi en transférant de plus en plus la gestion des camps à des acteurs privés. Outre des organisations supranationales comme l'Organisation internationale pour les migra-tions (OIM), ce sont surtout des ONG comme la Croix-Rouge ou l'ACCEM (1) qui gèrent les camps selon des calculs économiquement rationalisés. Un lit à côté de l'autre, généralement plus de 20 personnes partagent une tente de couchage. Non seulement ce système d'hébergement prive les gens de toute forme d'intimité, mais il les expose aux fluctuations extrêmes de température du climat de l'île. Il expose également le cynisme du discours politique, puisque la pratique du blocus des îles Canaries est justifiée, entre autres, comme une nécessité pour contenir la pandémie de Corona.
Les descriptions que font les résident·es des conditions qui règnent dans les camps sont alarmantes. D'une part, les soins médicaux de base sont absolument insuffisants. Il n'y a pratiquement pas de médecins, et encore moins de spécialistes en psychologie. Le manque de soins médicaux est étroitement lié à la situation alimentaire indigne, qui a atteint son paroxysme pendant le mois de jeûne du Ramadan et a entraîné des protestations de la part des résident·es du camp. L'état d'attente permanent est encore exacerbé par le refus systématique d'accès à un conseil juridique adéquat. Dans le macro-campamento de Las Raíces, où sont bloquées jusqu'à 2000 personnes, dont – bien qu'illégalement ‒ de nombreux/ses mineur·es, les résident·es disent ne pas avoir vu leur avo-cat depuis des mois. Dans d'autres cas, l'incertitude des réfugié·es est systématiquement exploitée en les encourageant à signer leur consentement au "retour volontaire" sans accompagnement juridique ni accès à des traducteur·trices.
Au-delà des camps
Les conditions de vie indignes dans les camps sont également étroitement liées à la peur permanente de l'expulsion. Afin d'échapper aux appareils de contrôle, de nombreux/ses migrant·es ont refusé d'être détenu·es dans des camps et vivent dans les rues des villes de Las Palmas et de Santa Cruz ou se cachent dans des régions côtières éloignées, telle que El Fraile, au sud de Tenerife. A Tenerife, un groupe de 50 personnes a également installé un campement auto-organisé juste devant l'entrée du camp de Las Raíces pour protester contre les conditions d'hébergement.
En outre, un nombre non négligeable de personnes ont été mises à la rue en raison de "violations de l'ordre du camp". Le fait qu'il s'agisse principalement de personnes impliquées dans des protestations contre les conditions de détention souligne le caractère autoritaire et disciplinaire supplémentaire du système des camps. Les réfugié·es "queers" courent également un risque accru de devenir sans-abri aux îles Canaries. Illes se tiennent à l'écart des camps par peur de la discrimination. Ce que beaucoup ne savent pas: après une absence de quatre jours, illes perdent leur droit à un soutien social et dépendent des pratiques charitables des initiatives de la société civile dans les rues ou sont poussé·es vers l'économie informelle, le trafic de drogue et la prostitution.
Le rôle des réseaux de solidarité
De nombreux réseaux de soutien locaux, tels que le réseau Somos Red ou l'Asamblea de Apoyo a Migrantes Tenerife, ne sont apparus spontanément qu'au cours des derniers mois, mais ils s'appuient sur des réseaux établis de longue date dans le cadre d'autres luttes sociales. Dans la capitale Las Palmas de Gran Canaria, par exemple, les initiatives actuelles sont nées des nombreux comités de quartier fondés ces dernières années pour amortir l'impact des politiques d'austérité néolibérales. Ils organisent la distribution de nourriture et de vêtements, fournissent des soins de santé primaires, créent des espaces éducatifs autogérés et offrent des conseils juridiques gratuits aux "people on the move". Dans leur travail, les réseaux de soutien locaux et les activistes se trouvent face à un dilemme: fournir une aide orientée vers les besoins des personnes sans contribuer à une dépolitisation des événements frontaliers. D'une part, illes assument la tâche néces-saire de suppléer aux manques de l'Etat en fournissant les services sociaux fondamentaux. Mais d'autre part, leurs activités contribuent souvent elles-mêmes à faire fonctionner un "Plan Canarias" basé sur la privation de droits et la précarisation.
"Nous ne sommes pas ici pour manger et dormir" ‒ cette phrase revient en boucle dans les récits des résident·es des camps. Illes nous demandent ainsi de ne pas oublier dans notre pratique poli-tique que l'objectif ne doit pas être d'optimiser le système des camps aux Canaries ou de rendre l'internement plus "supportable". Le défi est plutôt de défendre une société avec des droits de circulation et de participation égaux pour tous ‒ un monde sans camps, sans centres de détention et sans milliers de personnes assassinées en Méditerranée et dans l'océan Atlantique.
Marian Henn*
*Marian Henn travaille depuis plusieurs années contre la politique de fermeture contre les migrants en Méditerranée occidentale et dans l'Atlantique - entre autres pour l'organisation andalouse des droits de l'homme APDHA à Cadix . Un voyage d’étude a eu lieu en avril 2021 avec les photo-journalistes Stefan Borghardt et Houmer Hedayat et a été soutenu par le FCE. Vous pourrez bientôt trouver des profils détaillés des réfugié·es, des voix des camps et des sons originaux de la résistance sur un site web dédié mais vous pouvez déjà vous faire une première impression sur Twitter @CanaryBorders.
- Asociación Comisión Católica Española de Migraciones