NUMERIQUE / SOCIÉTÉ: Le portefeuille d'identité numérique

de Groupe écran total, 11 sept. 2023, publié à Archipel 328

Pour la gestion automatique du cheptel humain. Smart Cities, Smart Planet… Nous entrons dans la société-réseau, où tout objet sans exception – du mobilier urbain à l’arrosage des jardins, des véhicules aux smartphones ambulants – produit en permanence des données informatiques servant à l’optimisation de la gestion des flux et du comportement de ce(ux) qui les génère(nt). Cette société est celle de l’efficacité machinique de l’administration automatique des choses, et de nous-mêmes en tant que sujets connectés, objets communicants. Elle est aussi celle des prothèses technologiques qui nous aliènent et nous remplacent, peu à peu.

Le portefeuille d’identité numérique sera probablement l’un des jalons déterminants de cette histoire de notre intégration définitive dans l’Internet des objets. Son adoption risque de compromettre toute idée de retour en arrière. Ce n’est ni une énième théorie du complot, ni de la science-fiction. Cette dystopie est vraiment en train de s’écrire: 2022: lancement du projet de portefeuille d’identité numérique par la Commission européenne (CE); révision du règlement européen encadrant l’identification électronique (ELDAS); adoption de la loi LOPMI (sur la technologisation de la police) qui prévoit l’instauration de l’identité nu-mérique en France; 2023: développement d’un prototype du portefeuille d’identité numérique européen (par les sociétés Scytales et Netcompany); 2024: tous les États-membres de l’UE doivent mettre à disposition de leurs administré·es (citoyen·nes, résident·es et entreprises) des portefeuilles d’identité numérique interopérables avec ceux des autres États-membres de l’UE. 2030: la CE s’attend à ce qu’au moins 80 % des Européens et Européennes utilisent le porte-feuille d’identité numérique et à ce que les services publics soient d’ici là intégralement digitalisés (objectifs de la «Boussole numérique 2030» de la CE).

Qu’est-ce que c’est?

C’est une application pour smartphone utilisable dans n’importe quel pays de l’UE (toutes les applications de «portefeuille» mises en service dans les différents pays de l’UE devront être conçues selon les normes techniques communes et être «interopérables» entre elles, c’est-à-dire communiquer et fonctionner ensemble).

Pour chaque individu, son «portefeuille» réunira virtuellement sur son smartphone:

  • les documents et identifiants officiels (générés par les administrations): carte d’identité, permis de conduire, carte vitale, données de la CAF et des impôts, justificatifs de domicile, preuves des diplômes obtenus, etc.
  • les identifiants dits privés, qui servent notamment aux transactions commerciales: données bancaires permettant de payer, comptes clients, etc. Autrement dit, tout ce qui sert à identifier une personne et à fournir des preuves des attributs donnant accès à des espaces, des droits ou des services. Passer un partiel ou un examen médical, louer une voiture, renouveler son passeport périmé, prouver qu’on est en âge de consommer de l’alcool, recevoir des rappels de vaccination, des retraits de points de permis de conduire, signer des contrats, s’enregistrer pour un transport, payer un café… – tout passera désormais par ce «portefeuille».

QR code à tout va pour prouver que c’est bien toi!

Certaines «solutions» de ce type déjà présentes sur le marché (par exemple, le Digital ID Wallet de Thalès) utilisent la reconnaissance faciale pour «ouvrir» le portefeuille et génèrent des QR codes comportant les informations nécessaires à chaque opération, que les différentes autorités scannent pour valider l’accès des personnes à différents services.

D’où ça vient?

Des registres paroissiaux à l’identité numérique, le pouvoir prend depuis longtemps à cœur la tâche d’identifier, de ficher et de classer la population dont il s’adjuge la charge. Introduite en 1921, la carte d’identité, n’avait pas été bien accueillie. «Pourquoi ne pas nous tatouer l’état civil sur le nombril, tant qu’on y est?», pouvait-on lire dans des journaux de l’époque. La carte d’identité n’est officiellement toujours pas obligatoire, mais essayez donc de vous en passer! L’anthropométrie (mesure des particularités dimensionnelles d’un être humain), ancêtre de l’actuelle biométrie, a été mise au point en 1880 pour ficher les délinquant·es, puis les «nomades», puis a servi à recenser la population juive pendant la Seconde guerre mondiale, avant d’être étendue à tout le monde. Aujourd’hui, la nouvelle carte d’identité électronique est équipée, comme l’est aussi le nouveau permis de conduire, d’une puce contenant vos données biométriques (empreintes digitales et photo).

Le FNAEG (Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques), créé en 1998, ne devait au départ enregistrer l’ADN que des personnes mises en cause pour des crimes sexuels. Il sera étendu ensuite à presque tous les délits et répertorie aujourd’hui l’ADN de 5,2 millions de personnes (dont 17 % seulement jugées coupables).

L’histoire du perfectionnement et de l’informatisation de l’identification est longue1. Ces mul-tiples épisodes (SAFARI, carte d’identité informatisée, INES…) ont généré maintes résistances. Pour calmer l’opposition au projet SAFARI (Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus en 1974), l’État a créé la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés). D’abord dotée d’un pouvoir d’autorisation (et donc de celui d’empêcher un projet), celle-ci a eu la mauvaise idée de s’en servir (contre un projet d’interconnexion des fichiers de police, STIC). En 2004, l’avis de la CNIL n’est plus que consultatif. Autant dire qu’elle ne sert à rien.

Après avoir habitué les usagers et usagères à FranceConnect et à Franceldentité (couplé à la nouvelle carte d’identité électronique), avec sa sorte de «guichet unique» (smartphonique), le «portefeuille» permettra enfin de contourner la résistance de longue date à l’interconnexion des fichiers.

Où ça va?

L’identification est à la base du tri, du ciblage, des laissez-passer et autres systèmes d’accès conditionnés. Sans l’identification aucun de ces systèmes ne saurait marcher.

Les entreprises se servent de l’identification pour mieux cibler, pour s’assurer de la solvabilité d’un client, pour ranger au bon endroit les données valant de l’argent2. Pour les États, identifier est crucial pour gouverner les populations – et encore plus pour les gérer avec des machines.

Identifier permet de donner l’accès à certains «droits» (ou privilèges) aux personnes jugées conformes pour en bénéficier, de s’assurer à ce que personne ne bénéficie d’un avantage de manière indue et donc, en négatif, à refuser l’accès à ces mêmes avantages aux personnes jugées non conformes. Vous avez aimé le Passe sanitaire? Vous allez adorer le portefeuille d’identité numérique!

Identifier sert également à la justice et la police à savoir qui elles doivent punir ou éloigner de la société, ce qui va de pair avec la surveillance. La symbiose, sur le smartphone, de ces différents objectifs (commerciaux et administratifs) a déjà donné naissance à des exemples peu rassurants du système de crédit social en Chine[3] ou encore du Portefeuille de citoyen vertueux (Smart Citizen Wallet) en test à Bologne en Italie.

Si vous trouvez que ces exemples se situent loin de chez vous, voici une citation tirée d’un rapport de la délégation à la prospective du Sénat, en France: «Les données médicales d’un individu positif [au Covid 19] pourraient être croisées avec ses données de géolocalisation, et, en cas de violation de sa quarantaine, conduire […] à une désactivation de ses moyens de paiement». Bien sûr, cela n’est que de la «prospective», que le rapport préconise en cas de crise… Mais, crise ou pas, on peut s’attendre à ce que la généralisation du «portefeuille» rende bien plus prégnante l’obligation de l’identification – puisque, avec le «portefeuille», elle deviendra si facile! Et, en toute circonstance, il sera plus aisé de vérifier plein de «petits bouts» d’informations à propos de chacun et chacune.

Détruire le sens logique

Pour ce qui est du «portefeuille d’identité numérique», ses promoteurs donnent large place à l’inversion de sens, de lien de cause à effet. Ils affirment, avec aplomb, sans preuve, le contraire de ce qui semble logique ou constatable, et attendent que nous ayons «confiance» sans broncher.

Ils nous disent que le «portefeuille» nous simplifie la vie – même s’il faut passer par un grand nombre de réseaux technologiques complexes et de serveurs informatiques énergivores, consommateurs de métaux et d’autres matières pour ouvrir un document qu’il suffisait jadis de sortir d’un sac ou d’une poche. En fait, cette solution technique vient «simplifier» une lourdeur, administrative et commerciale, que l’État et le commerce ont eux-mêmes créée. Ce «portefeuille», les technocrates comptent sur nous pour qu’il se généralise – sinon comment rendre obsolètes les bureaux physiques, où l’on peut rencontrer des interlocuteur/trices humain·es, alors que la CE veut «dématérialiser» tous les services publics pour 2030? Mais ils disent qu’il nous offre «un éventail encore plus vaste» de «services d’identité complets à la carte». Les preuves d’identité sont – et seront encore plus – exigées. Être en mesure de se soumettre à cette contrainte en fournissant les preuves en question devient «un droit» (expression utilisée par la CE).

On nous dit aussi que grâce au «portefeuille», qui réunit à peu près tout ce qu’on peut vouloir savoir sur nous, notre vie privée sera mieux protégée; quel paradoxe! Pourtant, FranceConnect s’est fait pirater durant l’été 2022.

On nous promet que tout accès à nos données se fera sous notre contrôle… mais que les autori-tés compétentes pourront désactiver des documents à distance, et le travail de la police s’en trou-vera simplifié. En Estonie, l’identité numérique aurait rendu (dixit Thalès) la police 50 fois plus efficace. Nous voilà rassuré·es!

On nous assure que le «portefeuille» ne sera pas obligatoire. Mais très sûrement, comme bien d’autres choses, en vertu du Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen, le «portefeuille» ne sera effectivement pas obligatoire. Il sera seulement incontournable. Pour Thalès, fleuron français de l’armement et également l’un des leaders mondiaux dans le domaine de l’identité numérique, il ne faut pas avoir peur. On peut même lire sur leur site Inter-net: «1984 n’a pas eu lieu»[4]!

Perspectives?

A. Devenir, de gaieté de cœur, un objet communicant (et transparent); B. Devenir un objet communicant triste, fataliste et hanté par le souvenir des rêves de liberté à jamais inaccessibles; C. Réagir tant qu’il est encore possible de le faire. Les médecins s’inquiètent devant l’aggravation de la «nomophobie» (de no mobile phobie), l’angoisse de ne pas avoir son smartphone sur soi. Voilà enfin le niveau d’addiction qui permet d’imaginer la généralisation du Portefeuille d’identité numérique, la naissance d’un «jumeau numérique» (CE), votre avatar de plein droit dans le grand réseau de la Smart Planète! Un avatar qui permettra aux gestionnaires des flux d’anticiper, de modifier et d’optimiser vos faits et gestes. Bienvenue dans le monde du gouvernement automatisé!

Si vous n’êtes pas d’accord, commencez par trouver un moyen de vous débarrasser de votre smartphone. Ce serait déjà un bon pas mais ce n’est là qu’une solution individuelle. Il faut que ça devienne contagieux! En quoi est-ce «classe» de déléguer toute sa vie à un ordinateur de poche? De ne plus arriver à se passer de lui?

Alors que la CE a fixé un calendrier des plus serrés (2024, c’est demain); alors qu’en France, la Poste prend déjà les devants avec son appli d’identité numérique… les technocrates espèrent que notre transformation en objets communicants passera inaperçue dans le grand flot d’innovations smartphoniques. Faisons-le savoir! Organisons-nous, réfléchissons, parlons-en, cherchons ensemble des idées, avant d’être privé·es de la faculté de le faire. Créons des groupes pour nous entreaider. Revendi-quons notre refus dans tous les espaces. Rassurons les personnes âgées qui galèrent avec le numé-rique en leur disant qu’elles ont raison. Donnons aux jeunes l’envie d’être des en-dehors. Repé-rons, tout autour de nous, les instances d’habituation au numérique, au smartphone, au contrôle et au «portefeuille»: la fac, la bibliothèque, l’école des enfants, le bureau, les espaces publics. Faisons en sorte que cette habituation n’aille pas de soi! Perturbons les événements de techno-propagande. Créons, dans la rue, dans les transports, partout où l’on croise encore des gens, des situations propices à lever la tête de l’écran. Brisons ces machines et notre fascination.

Au pire, même si on ne peut pas garantir un résultat, il y aurait au moins de quoi rendre la vie plus drôle. Et si cela peut aider à prendre la mesure de l’envahissement numérique de nos existences, à s’emparer des décisions prises à notre insu, à questionner d’autres besoins induits par la société industrielle; si cela peut être l’occasion d’apprendre à faire autrement, d’ouvrir des pers-pectives nouvelles; si cela nous fait retrouver le goût du politique et nous libère du temps de cer-eau… ce ne sera pas de trop.

(Extraits de l’exposé sur le portefeuille d’identité numérique, hiver 2023*.)

  • Pour organiser un exposé sur ce sujet près de chez vous, contactez: <pasdesnumeros(chez)riseup.net>
  1. Voir Groupe Marcuse, La Liberté dans le coma, Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, 2019.
  2. Voir Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
  3. Voir Mara Hvistendahl, «Bienvenue dans l’enfer du social ranking», La Revue du Crieur no10, juin 2018.
  4. https://www.thalesgroup.com/fr/europe/france/dis/gouvernement/identite

Le 2 juin 2021, la Commission européenne annonçait le lancement du Portefeuille européen d’identité numérique – dans le langage de la technocratie bruxelloise, le Digital ID Wallet. Ce Portefeuille consiste en une application de smartphone qui con-tiendra les informations de base sur l’identité du détenteur, certains de ses documents administratifs et des moyens de paie-ment. Il facilitera la signature électronique à distance, le paiement des impôts sur Internet (ou toute autre démarche administra-tive en ligne), la location d’une voiture partout en Europe, pour les personnes qui en seront munies. Il est notable que ce dis-positif porte quasiment le même nom que celui de l’entreprise Thalès, le Digital Identity Wallet, qui présente les mêmes «fonc-tionnalités».

En août 2021, en pleine contestation populaire du passe sanitaire, l’État français lançait une nouveau modèle de carte d’identité: elle comporte comme ses devancières des données biométriques (photo du visage scannée et empreintes digi-tales), mais la nouveauté est que celles-ci sont maintenant contenues dans une puce RFID et dans un QR-code. Le 26 avril 2022 (deux jours après la réélection d’Emmanuel Macron), un décret ministériel créait une «application» permet-tant le téléchargement de cette nouvelle carte d’identité dans les smartphones. Cette application, baptisée Service de ga-rantie de l’identité numérique (SGIN), contiendra le nom du titulaire de la carte et du téléphone, sa date de naissance, sa photo, son adresse postale et une adresse électronique. Elle générera des attestations électroniques et facilitera la con-nexion à des services publics ou privés.

Ces dispositifs d’identité numérique s’inscrivent bien sûr dans des tendances lourdes d’évolution des papiers d’identité et de numérisation des services publics. Nous faisons partie de ceux qui dénoncent ces tendances de longue date.

Mais il y a aussi une parenté certaine avec le Pass sanitaire et vaccinal – souvenons-nous que celui-ci se présentait comme un «Certificat COVID numérique européen». Le Portefeuille de la Commission, comme sa déclinaison fran-çaise, mettent de façon pérenne à disposition des gouvernements un outil permettant de pénaliser et exclure certaines catégories de citoyens, dans une société où les machines numériques sont omniprésentes. À tout moment, une obliga-tion, un comportement considéré comme «vertueux» du point de vue écologique ou social, pourra être requis, et la preuve que l’obligation est respectée sera apportée par le smartphone, sous peine de diverses privations et interdictions. Si cela vous semble encore de la science-fiction, jetez un œil à ce qui se passe dans la bonne ville de Bologne, en Italie, où vient d’être créé un passe du citoyen vertueux: les habitants qui le souhaitent peuvent y engranger des points de «crédit social» quand ils empruntent les transports en commun, quand ils trient «correctement» leurs déchets, quand ils ont des «activités culturelles» conventionnées…

Nous faisons un lien direct entre l’apparition de ces dispositifs et la catastrophe écologique en cours. Pour être précis: nous y voyons une conséquence de la volonté forcenée des élites dirigeantes de poursuivre «quoi qu’il en coûte» le dé-veloppement industriel. Puisqu’il est hors de question d’arrêter le processus de prédation et de destruction en cours, des crises de plus en plus graves vont survenir et ces dispositifs d’identité électronique sont là pour que les autorités puissent garder leur emprise sur le comportement des citoyen·nes, par temps de tempête. Nous appelons au boycott total de l’identité numérique. Et nous pensons que le meilleur moyen de mettre en échec ces dispositifs est l’abandon des smartphones, par le plus de gens possible, car ils sont les vecteurs «naturels» de ces dispo-sitifs.

Résister à la gestion et l’informatisation de nos vies contre le capitalisme industriel, pour la construction de nouveaux imaginaires

Groupe Écran total novembre 2022

  • Pour contacter le groupe Écran total écrire à: Bertrand Louart, Radio Zinzine, 04300 Limans