En Roumanie et en Europe de l'Est, des millions de paysannes et de paysans travaillent la terre et y pro-duisent des aliments sains et nutritifs. Nous avons tous·tes un lien particulier avec la terre. En Rouma-nie, les paysan·nes sont appelé·es țărani, littéralement "personnes du pays". Nous sommes témoins de ce lien culturel avec la terre dans toute l'Europe de l'Est, dans des pays tels que la Pologne, l'Ukraine ou la Bulgarie.
Issue d'une longue lignée de paysan·nes, ma famille, comme les autres paysan·nes de toute la Roumanie, a toujours été en première ligne des luttes pour la terre. Lorsque le régime communiste a décidé de prendre le contrôle du système agricole dans les années 1950, les terres et les animaux de mon grand-père lui ont été confisqués et il a été transformé, comme tous·tes les hommes, femmes et jeunes ruraux/ales de notre pays, en main-d'œuvre au service du parti communiste. Leurs semences, leurs savoirs et leur lien histo-rique avec la terre ont été saisis au nom de l'industrialisation: c'est l'histoire de millions de familles pay-sannes en Europe de l'Est. Nous avons connu l'échec du communisme, et maintenant nous faisons l'expérience du capitalisme sauvage. Nos terres nous ont été rendues via des réformes de redistribution pour être à nouveau accaparées, au nom de l'industrialisation et de l'accumulation privée du capital.
Lorsque la Roumanie a rejoint l'Union européenne, plus de 4 millions de fermes paysannes l'ont fait avec elle! Mais les portes se sont ouvertes dans les deux sens... et actuellement, la Roumanie présente un paysage agricole très contrasté. D'un côté, nous avons de petites exploitations familiales qui possèdent plus de 55 % des terres agricoles – plus de 7 millions d'hectares – tandis que de l'autre côté, quelque 28.000 entreprises contrôlent près de 6 millions d'hectares de terres agricoles. C'est donc quasiment la moitié de la surface agricole exploitée de la Roumanie qui est concentrée entre les mains de 0,8 % de ses agriculteur/trices, une situation préoccupante.
Qui sont ces 0,8 %?
Certain·es sont de grandes entreprises agro-industrielles à capitaux roumains ou multinationaux. Les plus grandes de ces entreprises contrôlent ensemble plus de 200.000 hectares de terres arables. L'une d'entre elles, une entreprise avec des actionnaires libanais·es, possède près de 50.000 hectares, dont une des exploitations s'étend sur 27.000 hectares.
L'autre partie de cette élite des 0,8 % ne fait que spéculer sur le prix des terres agricoles d'Europe de l'Est. Pour eux/elles, nos terres ne sont rien de plus qu'une marchandise sur ce qui est maintenant le marché unique européen. Les moratoires sur les ventes de terres négociés par la Roumanie avec l'UE ces dernières années n'ont pas résolu grand-chose. Les entreprises et les fonds d'investissement européens ont rapidement trouvé des échappatoires pour acheter ou louer des terres dans les nouveaux Etats membres, stimulés par la disponibilité de paiements directs dans le cadre de la politique agricole commune, et par la grande disproportion du prix des terres entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est.
En Roumanie, le prix moyen d'un hectare de terre agricole est d'environ 5600 euros, en Bulgarie environ 2000 euros. Dans les pays voisins de l'UE, les terres sont encore moins chères: moins de 500 euros l'hectare en Moldavie, et les prix peuvent descendre jusqu'à 12 euros pour un hectare en Ukraine. Une aubaine, non? Pour nous, paysan·nes, il ne s'agit plus d'une simple concentration des terres mais d'un véritable accaparement où l'argent est l'arme avec laquelle les grands capitaux gérés par les banques et autres institutions financières prennent le contrôle de quantités de terres bien plus importantes que la normale au niveau local, au détriment des paysan·nes, de la souveraineté alimentaire, de la gestion collective des terres et des droits humains.
La taille moyenne d'une exploitation paysanne en Roumanie est de 2 hectares, souvent divisés en plu-sieurs parcelles de production. Nous y produisons de la nourriture. Nous ne considérons pas comme de "bonnes voisines" les entreprises agro-industrielles qui produisent des cultures commerciales sur des dizaines de milliers d'hectares juste à côté de chez nous. Ceux/celles qui spéculent avec nos terres ne sont rien d'autre que des accapareur/euses.
Dans notre lutte pour la terre en Roumanie et en Europe de l'Est, nous interpellons constamment l'UE et les autorités roumaines afin qu'elles reconnaissent ces problèmes de concentration et d'accaparement des terres et mettent enfin en place des politiques visant à arrêter et à inverser cette tendance. Nous deman-dons plus de transparence sur les acquisitions à grande échelle de terres agricoles. Ces dernières années, à Eco Ruralis*, nous avons travaillé dur pour mettre des noms et des visages derrière ces entreprises et leurs pratiques néfastes, les cartographier et informer nos communautés paysannes des menaces qu'elles repré-sentent. En examinant les disparités dans la répartition des revenus et des richesses (coefficient "Gini") à travers le prisme de la pauvreté et de la propriété foncière, nous observons une superposition très claire entre la pauvreté extrême et la grande propriété foncière. Au début des années 2010, le taux de pauvreté et d'exclusion sociale de la Roumanie atteignait 42% de sa population (la moyenne de l'UE étant de 25%). Ce taux est en augmentation constante, plaçant la Roumanie parmi les pays les plus pauvres de l'UE. Les statis-tiques montrent également que les régions les plus pauvres de Roumanie sont le Nord-Est, le Sud-Est et le Sud-Ouest, des zones déclarées défavorisées, touchées par de forts remembrements agricoles et par l'acca-parement des terres.
L'intensification de ces deux phénomènes que sont la concentration et l'accaparement des terres a des répercussions majeures sur les campagnes roumaines. Nos espaces ruraux se dépeuplent à mesure que les paysan·nes vieillissent et disparaissent ou sont poussé·es à quitter l'agriculture, migrant vers les villes ou à l'étranger. Le lien historique avec la terre se perd et avec lui notre culture, nos traditions et nos connaissances agroécologiques.
Une nouvelle génération
Le développement d'une nouvelle génération de paysan·nes est également entravé car les jeunes ont de moins en moins accès à la terre. En raison de la pression commerciale exercée par les gros investis-seur/euses, les communs, notre dernier bastion de viabilité, se perdent.
En Roumanie, comme dans une grande partie de l'Europe, le pâturage commun est une tradition historique. Cependant, contrairement à une grande partie de l'Europe occidentale et malgré plusieurs change-ments dans la propriété foncière au cours des dernières décennies, cette forme d'utilisation des terres y joue toujours un rôle important. Les pâturages communs peuvent appartenir à des organismes publics, des organisations privées ou des particuliers, mais sont caractérisés par des droits de pâturage multiples. Bien qu'il n'existe pas de chiffres exacts sur la répartition des pâturages communs, si l'on se base sur la quantité de terres agricoles publiques dans le pays (1,87 million d'hectares en 2007), une approximation grossière suggère que plus de la moitié des 3,4 millions d'hectares de pâturages permanents en Roumanie peuvent être considérés comme des terres communes.
Bien que leur importance varie, la grande majorité des territoires ruraux conservent au moins un pâturage utilisé en commun par les habitant·es. L'usage de ces pâturages communs est fortement lié à la per-sistance d'une agriculture autosuffisante à petite échelle et agroécologique, qui demeure la pratique agricole majoritaire en Roumanie, tant en termes de superficie que de nombre d'agriculteur/trices impliqué·es. Pour les familles paysannes, la possibilité d'élever du bétail et donc d'accéder au marché en tant que petit·es exploitant·es et de générer des revenus dépend de leur usage des pâturages communs, en complément de leurs propres terres. Les pâturages communs représentent donc une ressource économique majeure pour les petit·es agriculteur/trices, en particulier les jeunes producteur/trices d'aliments agroécologiques, et sont également une source de bénéfices non économiques pour la communauté.
De vastes zones de pâturages communs sont désormais louées par les autorités locales aux entreprises les plus offrantes, dont beaucoup investissent depuis des pays riches d'Europe de l'Ouest tels que la Suisse, l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Les jeunes agriculteur/trices locaux/locales n'ont pas la capacité finan-cière d'être compétitif/ves sur le marché foncier et, comme le montre une étude de l'UE, le principal besoin des jeunes agriculteur/trices est l'accès à la terre, en particulier dans les nouveaux Etats membres.
Il est grand temps que les autorités européennes examinent les décisions politiques prises dans différents domaines afin de déterminer si elles favorisent ou contrecarrent la concentration des terres agricoles dans l'UE et qu'elles lancent un processus inclusif afin d'évaluer le statut actuel de la gestion des terres à la lu-mière des directives de la FAO sur les régimes fonciers que les Etats membres de l'UE ont ratifiées.
Un système unique de gestion agroécologique
En outre, cette concentration des terres a également un impact considérable sur notre environnement. Avec la disparition de l'agriculture paysanne, un système unique de gestion agroécologique des terres est en train d'être détruit. Les paysan·nes et les éleveur·euses d'Europe de l'Est produisent des aliments tout en préservant les ressources naturelles et non en les épuisant. L'introduction du modèle agro-industriel, fortement subventionné par la politique agricole commune, entraîne l'érosion des sols, la perte de la biodiver-sité et la contamination des eaux en raison de l'utilisation intensive d'engrais chimiques et de pesticides. Nous avons le sentiment que les petit·es agriculteur/trices et les paysan·nes de notre région sont actuel-lement considéré·es comme un problème dont il faudrait se débarrasser, plutôt que comme des éléments solides sur lesquels notre société peut construire son avenir. Les paysan·nes et les petites exploitations familiales sont notre plus grande force, et non un handicap qui tirerait nos pays vers le bas. Un pays peut être tout à la fois un pays de paysan·nes et un Etat européen moderne. La différence est que les politiques doivent être fondées sur la volonté de faire des paysan·nes la base d'une chaîne d'approvisionnement solide dans une économie rurale dynamique. Les politiques qui visent à marginaliser les paysan·nes, en les pous-sant hors de la terre, doivent être remplacées par des politiques qui les placent au centre de l'action.
Nous avons également besoin que les autorités européennes sensibilisent et soutiennent les efforts des Etats membres pour lutter contre la corruption liée aux transactions foncières. Lorsqu'illes spéculent sur des terres bon marché d'Europe de l'Est, les banques multinationales et les fonds d'investissement multi-millionnaires se soucient-ils des répercussions sur celles-ci? Savent-illes que leurs négociant·es corrompent les autorités locales pour qu'elles agissent comme des agent·es immobilier·es et que les paysan·nes soient intimidé·es et forcé·es à signer la vente de leurs terres? Tout cela au nom de retours élevés sur les investis-sements fonciers qui, selon eux/elles, sont encore plus juteux que les investissements dans l'or.
Malheureusement, nous sommes trop souvent témoins de ces réalités dans nos campagnes. Les priorités doivent être modifiées. Les paysan·nes, et en particulier les jeunes agriculteur/trices ayant une pratique agroécologique, doivent se voir accorder un accès prioritaire aux terres agricoles, surtout à notre époque où les non-agriculteur/trices sont de plus en plus intéressé·es par l'acquisition de terres agricoles.
Mon grand-père avait l'habitude de dire que notre famille a traversé beaucoup d'inondations au fil du temps, certes nous vivons dans une région sujette aux inondations… Mais d'une manière métaphorique, ses propos sont toujours vrais, bien que nos terres soient inondées par des investisseur·euses de toutes sortes, qui les traitent comme des marchandises dont illes peuvent faire librement commerce, nous, femmes, hommes et jeunes ruraux, paysan·nes de Roumanie et d'Europe de l'Est, avons la vision, les ressources et l'expérience nécessaires et sommes prêt·es à participer à un processus équitable et inclusif d'élaboration de nos politiques publiques en matière de patrimoine foncier, d'alimentation et d'agriculture.
Szocs-Boruss Miklos Attila, paysan, président de l'association Eco Ruralis
- Eco Ruralis est une association qui soutient l'agriculture paysanne en Roumanie. Elle soutient l'agroéco-logie et encourage la petite agriculture familiale en tant que méthode d'agriculture dominante et préférable en Roumanie.