"Parmi les choses que les gens n'ont pas envie d'entendre, qu'ils ne veulent pas voir alors même qu'elles s'étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci: que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu'il n'y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n'est déjà plus une civilisation; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c'est celui qui en somme ratifie tous les autres. C'est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant: ‘Quel monde allons-nous laisser à nos enfants?', il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante: ‘A quels enfants allons-nous laisser le monde?’"
C'est par une question depuis lors encore ouverte, pour ne pas dire béante, que Jaime Semprun concluait ce passage central et maintes fois cité de son ouvrage L'Abîme se repeuple, paru aux Editions de l'Encyclopédie des Nuisances en 1997 (1). L'abîme en question y représente une référence au roman de Jack London: Le Talon de Fer (paru en 1908), où il symbolise "le rejet aux confins de la société de grandes masses de la population qu'on laisse littéralement pourrir dans le dénuement matériel et psychologique". Un des aspects de ce dénuement analysé par Semprun était l'exposition des jeunes générations aux nouvelles technologies… dont les écrans, déjà omniprésents dans les pays alors à la pointe du développement capitalo-industriel.
Un quart de siècle s'est depuis écoulé; l'apocalypse n'a pas encore eu lieu, malgré un catastro-phisme en vogue: l'auto-proclamée science nommée collapsologie, qui vogue donc sur les remous d'une angoisse toujours plus épaisse, dont les jeunes sont naturellement les premiers destinataires. Dans son pessimisme assumé, on peut certainement dire que le livre de Jaime Semprun usait du procédé visant à l'exagération à dessein des tendances historiques en cours, afin de faire appa-raître certains horizons probables pour la société. De fait, il semble que depuis 1996, "l'abîme" n'ait pas cessé de se repeupler, bien au contraire – en témoignent une multitude de phénomènes variés, pain quotidien de notre chère presse, qui chacun à leur manière sont les signes d'un déli-tement social progressant lentement mais sûrement.
A quels enfants allons-nous laisser le monde? C'est à cette question qu'un autre auteur, Fabien Lebrun, semble tenter de répondre à travers un livre sorti en novembre 2020: On achève bien les enfants – Ecrans et barbarie numérique. S'il ne fait aucun doute que nous étions en 1996 déjà en mesure de constater, et de bien des manières, ce qu'implique la production et la consommation des écrans d'alors – sans parler de tout ce que la critique sociale et la philosophie avaient produit à leur sujet dès le milieu du 20e siècle, en abordant l'écran comme le moyen d'une consommation de masse d'images "livrées à domicile" (Günther Anders (2), phénomène alors radicalement nouveau… s'il était donc certainement possible de dire l'essentiel sur les écrans en 1996 ou avant, Fabien Lebrun dispose quant à lui de toute la perspective que lui fournissent deux nouvelles décennies d'innovations numériques à tout va. Et le tableau qu'il nous dresse est tout bonnement glaçant.
Ecran et Capital
L'écriture de Lebrun n'a rien de la prose alambiquée (exigeante mais savoureuse) de Semprun, et son approche est toute autre. Dans un langage assez direct, il allie des recoupements médiatiques patiemment compilés avec une analyse à laquelle ces derniers serviront de support concret – analyse qui emprunte à divers horizons critiques: école de Francfort, situationnisme, critique "marxienne", critique de la société industrielle et de la technologie… Tout ceci s'agence avec une étonnante facilité; ce livre est plutôt de ceux qui se lisent vite, et il y a encore une autre raison à cela: il saura à coup sûr vous prendre aux tripes pour peu que vous ne soyez pas rebuté·es par son ton (la terrible réalité qui y est décrite se suffit à elle-même et aurait pu, à mon sens, se passer de l'emphase parfois mise dans l'écriture, mais cela n'influe en rien sur le fond).
Lebrun se propose d'étudier "l'objet-écran" (notamment les smartphones et tablettes) dans son rapport global avec l'enfance, en tant que perspective privilégiée pour aborder la phase présente – et spécifique – du capitalisme industriel. Pour lui, l'écran tend à détruire l'enfance (terme "renvoyant ici à la spontanéité, au jeu, à l'imaginaire et à la création" (3), mais aussi à détruire les enfants eux-mêmes: un des mérites du livre est en effet de ne pas se borner aux nuisances induites par la consommation des écrans, d'autant plus importante dans les pays les plus avancés sur la voie du progrès (qu'il appelle les centres capitalistes); il s'intéresse également aux destructions perpétrées par cette industrie dans les "périphéries capitalistes" où les écrans sont produits, puis jetés peu de temps après. S'il est évident à quiconque veut bien se poser la question que ce qui constitue le confort moderne est bien souvent lié à des nuisances écologiques, sanitaires, sociales et on en passe, l'industrie des écrans atteint quant à elle des sommets dans l'abject, ce qui n'est sans doute pas étranger à la massification extravagante de leur production (4). On doit bien sûr ajouter que l'extrême complexité de ces appareils accentue la segmentation des étapes de production inhérente au procès de fabrication industrielle – et donc l'ignorance dans laquelle se trouve le consommateur au sujet de cette production; nous y reviendrons.
Par ailleurs, l'analyse par l'auteur du rôle de l'objet-écran dans le stade actuel du techno-capitalisme nous vaut un passage particulièrement éloquent, où cet objet fétiche est dépeint comme matrice du capital. L'écran est en effet actuellement indispensable à la marche de ce der-nier, non seulement par la valeur qu'il crée, et de deux manières distinctes – par ses ventes juteuses ainsi que le marché des données qu'il consacre (5) – mais bien également car il représente aujourd'hui dans la production industrielle un élément-clé, sans lequel les gains de productivité permettant cette fuite en avant nommée croissance seraient tout bonnement impossibles. Dans cette perspective, l'écran peut être vu comme le terminal, comme l'interface qui permet encore à l'homme de s'impliquer dans la grande machinerie qui préside à la production des marchandises et des services. En témoigne ce qui devient peu à peu son omniprésence dans la sphère marchande – c'est-à-dire dans la vie même – avec toutes les pertes anthropologiques liées aux métiers et les altérations des relations humaines que cela implique.
Destruction de l’enfance, destruction des enfants
Mais venonsen au concret des nuisances décrites dans ce livre, que nous nous contenterons ici de survoler au fil de la chaîne de production-consommation-obsolescence de l'objet qui nous intéresse. "Au Congo, l'écran […] est directement lié à l'esclavage et à la traite d'enfants, aux violences sexuelles et aux actes barbares commis sur eux, aux enfants dépourvus d'alimentation et de soins, à leurs assassinats, à cause de l'appropriation de minerais qui les constituent"(6). Puis vient l'assemblage, effectué notamment en Chine, dont on connaissait depuis les années 2010 déjà le scandale de l'usine Foxconn (7), "premier sous-traitant des entreprises high-tech dont Apple, gigantesque atelier d'électronique se déclinant en cités ou villes-usines". On retrouve aujourd'hui des conditions de travail équivalentes dans leur inhumanité notamment chez Petragon et HEG Elec-tronics – ces trois usines employant 80 % de jeunes de moins de 18 ans.
Quant à la consommation des écrans sous nos propres latitudes, l'observation de tous les jours et si besoin la littérature toujours plus abondante sur le sujet commencent à nous donner une im-pression par trop familière de la misère numérique ambiante: déclin de l'intellect, addictions, ef-fets sur le sommeil, angoisse et dépressions, perte de l'activité physique, privation de la vie intérieure due à la sollicitation constante de l'attention, peur de l'altérité et barrière à l'empathie; "l'écran fait écran à l'autre"… tant de maux, auxquels s'ajoutent ceux induits par les contenus des écrans: aliénation sexuelle via la pornographie numérique et la prostitution qui lui est liée – tous deux tendant à concerner de plus en plus d'enfants, de plus en plus jeunes (11-12 ans en moyenne); harcèlement virtuel et à l'école; déshumanisation et "culture de la haine" à travers le recul du langage et les contenus débilitants; diktat de l'image exhibée; banalisation de la violence à travers le jeu vidéo (où la loi de la jungle néolibérale trouve son credo le plus extrême: tuer = gagner – car ainsi se crée là la valeur, fut-ce virtuellement). Si l'écran n'est pas littéralement infanticide comme il peut l'être loin de chez nous, c'est bien une pulsion morbide qui soustend la perte du réel accompagnant cette foule de phénomènes, pulsion que Fabien Lebrun met en lien avec l'autodestruction systémique du capitalisme.
Quelques mots encore sur la fin de la chaîne avec l'écran-déchet, acheminé dans des villes por-tuaires d'Asie et d'Afrique encore une fois, par "cargos entiers […], souvent en contrebande dans des voitures d'occasion". Les dépotoirs qui résultent de ces trafics reconduisent les nuisances écologiques et humaines dont les principaux traits font écho aux conditions de production de notre cher objet: conditions catastrophiques dont les enfants sont de loin les premières victimes.
Contre l’abîme numérique
Revenons maintenant à Günther Anders: "Telle est donc la situation. Elle est à ce point angois-sante. Mais où est notre angoisse? Je n'en trouve pas la moindre trace. […] Comment cela est-il possible?" (8) Il est en quelque sorte étrange d'user de mots comme dans un catalogue, face à une telle accu-mulation d'horreurs, dont la conscience devrait justement nous laisser sans mots. De fait, cette immensité sordide n'est pas humainement concevable, en tout cas pas d'un seul bloc. C'est-à-dire – si l'on suit Anders qui s'interrogeait alors en prenant en filigrane la bombe atomique comme exemple – que notre capacité de perception, orientée vers le concret, n'a pas commune mesure avec l'immensité de ce malheur, perçu en conséquence comme une abstraction. Pour lui, le propre de la technologie (dans le sens du système technique englobant qui définit notre époque) est la disjonction radicale entre notre faculté d'agir sur le monde via nos instruments et notre faculté de nous représenter les conséquences de ces agissements.
Face à ce décalage, qui porte en lui la possibilité du pire, Anders avançait que la "seule tâche morale décisive […] consiste à éduquer l'imagination morale […], à ajuster la capacité et l'élasticité de notre imagination et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits; bref, à mettre nos représentations et nos sentiments au pas de nos activités". Et ce non pas, comme s'emploie à le faire aujourd'hui le transhumanisme, pour nous hisser vers le monde-machine que nous sommes en train de créer, mais bien au contraire pour "‘rattraper’ le monde des instruments, le rattraper comme le marin hale un cordage, c'est-à-dire en le tirant vers nous".
C'est, semble-t-il, à cette tâche vitale que Fabien Lebrun, et nombre d'autres avant lui, entend s'atteler, avec comme perspective une "proposition éducative [qui] ne consiste certainement pas en une éducation par le numérique, mais en une éducation au numérique, permettant d'aborder avec des enfants et des jeunes, des élèves et des étudiants, des éléments d'histoire, d'économie, de géographie, d'anthropologie, d'écologie, de géopolitique des matières premières, de droit, de mo-rale, etc., et d'entamer avec eux une réflexion sur le dépassement vital du capitalisme. Après chaque intervention au sein d'établissements scolaires ou d'institutions de formation avec des jeunes, la question qu'ils me posent systématiquement, désœuvrés face à cette situation accablante, est la suivante: ‘mais que faire?’. Je leur réponds avec Arendt qu'‘il n'est pas nécessaire d'être méchant pour faire le mal, il suffit de ne rien dire’. Alors commençons par en parler."9 Pour que cette "proposition éducative" à l'adresse des jeunes, tant hypothétique que souhaitable, puisse être formulée conséquemment, encore faudra-t-il que nous autres adultes regardions en face les réalités gênantes qui constituent le phénomène numérique et résultent de lui – parmi lesquelles la servitude dans laquelle nous nous sommes nous-mêmes plongés à travers les écrans. Alors pourra peut-être s'ébaucher la tâche dont la perspective a motivé l'écriture de cet article: combattre la complaisance envers cet abîme numérique qui sous nos yeux et loin d’eux avale la jeunesse.
Lucas Magnat, membre FCE - France
- L'extrait cité se trouve en page 20 du livre.
- Voir L'Obsolescence de l'Homme, Tome 1 – Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1956, qui par cer-taines de ses réflexions annonçait ce qui allait plus tard pouvoir être formulé comme une critique du Spectacle (Guy Debord et les Situationnistes). On pourra transposer cette observation à l'époque actuelle en parlant du monde livré "dans la poche", ou au creux de la main.
- Fabien Lebrun, On achève bien les enfants, Écrans et barbarie numérique, éditions Le Bord de l'eau, 2020, p. 6
- "[…] chaque année, dans le monde, [sont vendus] (donc davantage produits) environ 250 millions d'ordinateurs, 150 millions de tablettes, 250 millions de téléviseurs et 2 milliards de téléphones mobiles", ibid., p. 130. (chiffres tirés du site www.worldometers.info). S'ensuit une longue énumération d'appareils à écrans non comptabilisés dans cette liste, qui fait conclure à l'auteur: "Bref, le capitalisme se définit par une immense accumulation d'écrans."
- Cette mutation économique – l'orientation en cours du marché vers les données numériques – repose sur "l'évolution du capitalisme vers une économie de l'attention" Ibid., p. 22. Dans un chapitre qui pointe la responsabilité des acteurs du numérique (dont certains pontes affichent parfois un cynisme ahurissant), il est aussi question de "repentis" de la Silicon Valley notamment, dont l'un d'entre eux témoigne: "Nos yeux et notre attention sont marchandés sur ces plateformes. C'est comme si mon attention était constamment excitée par des algorithmes qui savent exactement ce que je veux et ce que je regarde. Plus ces entreprises peuvent nous prendre notre temps et nous garder sur leur plateforme, plus elles font de l'argent. Elles inventent donc des nouvelles stratégies pour extraire autant d'attention que possible: c'est le vrai prix de la gratuité sur Internet" (p. 118). Si la candeur des enfants pouvait paraître attendrissante, d'autres auront compris la manne financière dont elle regorge, et identifié là leur plus beau gibier.
- Ibid., p.142
- Voir à ce propos le livre de Xu Lizhi, Jenny Chan, et Yang: La machine est ton Seigneur et ton Maître, Agone 2015
- Günther Anders, L'Obsolescence de l'Homme, Tome 1, op. cit., Cette citation et les suivantes sont tirées des chapitres L'homme est plus petit que lui-même et La forma-tion de l'imagination morale et la plasticité du sentiment, p. 294-307
- Fabien Lebrun, On achève bien les enfants, op. cit., p. 172-173