Des échanges avec deux amis suisses, Bernard et Nicolas, nous ont conduit·es à nous pencher sur un épisode sombre de l’histoire de ce pays: celle des enfants placés. En effet ils font tous deux partie des dernières générations de ces enfants qui ont grandi loin de leur famille, et leurs jeunes années se sont déroulées dans des circonstances très difficiles. Ils sont maintenant adultes, et ont réussi à surmonter suffisamment leurs traumatismes pour mener une vie à peu près «normale», même s’ils gardent des traces indélébiles de cette enfance volée. Les informations réunies ici sont tirées des données que nos deux amis ont bien voulu partager. Leurs témoignages personnels seront publiés dans le prochain numéro.
Au 19e et 20e siècle, en Suisse, beaucoup d’enfants ont été placés par les autorités dans des familles et des institutions. Pendant longtemps, ils sont restés muets sur leurs souffrances. Mais progressivement, les barrières du silence se sont brisées, et certains ont commencé à partager leur histoire, déclenchant un débat qui a mis en lumière cette période sombre de l’histoire sociale suisse. La période postérieure à 1930 est bien documentée, avec des témoignages directs, des rapports et des études. C’est cette période que nous évoquerons ici. Pendant ces quelques décennies, ce sont des dizaines de milliers d’enfants qui ont été enlevés à leur famille. Les mesures coercitives envers les familles pauvres étaient alors fréquentes, les autorités ayant tendance à retirer les enfants de familles jugées «inaptes» ou «indignes». Ces placements, souvent justifiés par des motifs moraux ou de protection de l’enfance, reflétaient plutôt pour beaucoup des préjugés sociaux et économiques. Les lois existantes les favorisaient et, facteur aggravant, leur respect et leur interprétation variaient selon les circonstances locales.
Des pratiques variées et problématiques
La notion d’«enfant placé» englobe un large éventail de situations. Faisons le tour des plus courantes. Certains enfants ont été traités quasiment comme des esclaves, à l’image de Max Verdon, 8 ans, vendu lors d’une mise aux enchères (la Puta Misa en patois) sur la place d’un village. Vendu pour travailler au profit de son «propriétaire».
Les internements administratifs: des adolescent·es et de jeunes adultes ont été enfermé·es dans des prisons de droit commun sans passer par un processus judiciaire formel, pour des motifs mo-raux, sociaux ou comportementaux, et non sur la base d’accusations criminelles précises ou de jugement prononcé par un tribunal. Par exemple, il pouvait s’agir d’une adolescente enceinte hors mariage ou d’un jeune fugueur. Ces internements pouvaient être d’une durée indéterminée et le processus de remise en liberté était souvent vague et arbitraire.
Les placements dans des institutions de redressement à la discipline très stricte, pour des enfants considérés comme délinquants ou ayant des comportements jugés inadéquats.
Les placements chez des paysan·nes: certains enfants y étaient placés comme aides agricoles. Les plus chanceux y trouvaient parfois un environnement familial, mais plus souvent ils étaient maltraités, abusés sexuellement et négligés, traités comme une main-d’œuvre bon marché. Les familles d’accueil: ce placement se faisait soit par choix familial, soit par décision des autorités, avec des conditions qui variaient considérablement. Les placements en hôpital psychiatrique: les enfants présentant des troubles mentaux ou des comportements jugés déviants pouvaient y être internés, souvent sans bénéficier des soins appropriés et dans des conditions qui peuvent être décrites comme inhumaines. Certains de ces enfants ont même été utilisés comme sujets d’essais cliniques pour de nouveaux médicaments ou traite-ments, sans toujours leur consentement ou celui de leurs parents. Ces pratiques étaient souvent le résultat de la stigmatisation et de la méconnaissance des troubles mentaux, ainsi que de l’absence de normes claires en matière de protection de l’enfance et de soins de santé mentale.
La difficile prise de conscience
Au cours des trente années qui ont suivi l’abolition du système en 1981, la reconnaissance des abus au sein du système suisse de placement d’enfants a été freinée par une résistance et une lenteur notables. Malgré les efforts déployés par des militant·es tel·les que Louisette Buchard-Molteni et Daniel Cevey, les autorités suisses ont semblé réticentes à reconnaître ces réalités douloureuses. Il faut dire que de nombreuses personnes qui occupaient des postes d’autorité à l’époque, tel·les que les assistant·es sociaux/les, les éducateur/trices, les juges et les familles d’accueil, étaient toujours en vie, ce qui pourrait avoir contribué à une certaine résistance institutionnelle à la reconnaissance des torts passés. Il a été aussi difficile de surmonter les préjugés sociaux, les intérêts politiques et d’affronter les défis juridiques à relever. Il est aussi possible que la société dans son ensemble n’ait pas été prête à affronter la réalité des abus et des traumatismes infligés à ces enfants. Il a fallu attendre l’année 2013 pour qu’une véritable reconnaissance des abus soit enfin actée, et qu’une prise de conscience collective soit effective. Cette reconnaissance a été le résultat d’une pression croissante de la part des survivant·es du système de placement et des militant·es et de la société civile en général.
Traumatismes
Les dommages infligés aux enfants placés sont incalculables et profonds, en affectant un pourcentage significatif de manière durable. Environ 60 % d’entre eux ont été, d’une manière ou d’une autre, laissés sur le bord de la route, avec des difficultés telles que les addictions, les troubles psychiatriques. Certains se sont suicidés. Seulement 40 % d’entre eux ont réussi à reconstruire leur vie, à s’intégrer dans la société, à fonder une famille et à trouver une stabilité professionnelle. Il est également alarmant de noter que, selon les représentants de la Confédération, jusqu’à 90 % de ces enfants ont été victimes d’abus sexuels, un chiffre qui illustre l’ampleur choquante des traumatismes infligés. Ces statistiques révèlent non seulement les conséquences désastreuses du système de placement d’enfants, mais aussi l’urgence de reconnaître ces souffrances et de fournir un soutien adéquat aux survivant·es.
Reconnaissance mitigée
La reconnaissance officielle en 2013 a été un pas en avant crucial, mais le chemin vers la justice et la réparation reste encore long pour les survivant·es. Seules 11.000 personnes se sont déclarées auprès de la Confédération suisse. La plupart des victimes sont déjà décédées, vu l’ancienneté du phénomène. Mais les revendications des survivant·es sont claires et légitimes. Iels demandent une reconnaissance pleine et entière de leurs souffrances, ainsi que des réparations adéquates pour les torts subis. Cela comprend des excuses officielles, une compensation financière substantielle, ainsi que des mesures concrètes pour améliorer leur qualité de vie, notamment une meilleure prise en charge médicale et sociale. La réponse des autorités suisses a été mitigée. Bien qu’elles aient présenté des excuses officielles et offert une contribution financière, celle-ci n’a pas été à la hauteur des attentes des survivants (25.000 CHF par personne). Aujourd’hui, de nombreuses personnes concernées par ce passé douloureux vivent dans la pauvreté, avec des revenus de retraite minimes qui ne leur permettent pas de vivre dignement. Elles souhaitent que des mesures concrètes supplémentaires soient prises pour garantir que de telles atrocités ne se reproduisent jamais. Cela implique la promulgation de lois et la mise en œuvre de politiques qui protègent les droits des enfants, et qui mettent en place des mécanismes de surveillance rigoureux pour prévenir les abus et offrent un soutien adéquat aux familles en difficulté. Pour abolir définitivement les placements forcés, et leur cohorte de drames humains.
Gédéon, FCE - France
Pour aller plus loin
Des Suisses sans nom, Hélène Beyeler-Von Burg, édit. Science et service, Pierrelaye France 1984
Enfances brisées, vies bousculées, Caroline Mauron, Anne Françoise Praz, édit. Société d’histoire du canton de Fribourg, Association Agir pour la dignité, Fribourg 2024
Enfants à louer, Orphelins et pauvres aux enchères, Rebecca Crettaz, Francis Python, édit. Société d’histoire du canton de Fribourg, Fribourg 2015 Enfants placés, enfances perdues, Marco Leuengerger, Loretta Seglias, édit. D’Enbas, Lausanne 2009
Infanza Rubata, Sergio Devecchi, édit. Casagrande, Bellinzona 2009
L’enfance, socle de toute une existence. Michel Cattin,édit. à la Carte 2023
Prendre un enfant par le cœur, Raymond Durous, édit L’Aire, Vevey 2018
Placés, déplacés, protégés? L’histoire du placement d’enfants en Suisse, XIXe-XXe siècles. Droux, J., & Praz, A.-F., édit. Livreo-Alphil 2021 Sites de recherches empiriques:
www.uek-administrative-versorgungen.ch/page-daccueil www.nfp76.ch/fr/qihicgncfonor9uh/page/le-pnr/portrait
Chronologie
Années 70: une prise de conscience progressive des droits de l’enfant et des abus systémiques a lieu. L’influence des mouvements pour les droits civiques et les réformes sociales influencent la Suisse, conduisant à réévaluer les pratiques de placement. Le public commence à prendre connaissance des abus subis par les enfants placés suite aux premiers témoignages, articles de presse et reportages.
1978: la Suisse adopte une nouvelle loi sur l’assistance sociale, qui réforme les pratiques de placement et introduit des mesures de pro-tection plus strictes pour les enfants, visant à limiter les abus et à garantir que les placements soient réellement dans l’intérêt supérieur de l’enfant.
1981: abolition du système.
Années 80: les changements sociaux et législatifs marquent une transition vers des pratiques plus protectrices et respectueuses des droits de l’enfant.
Années 90: plusieurs associations et des individus commencent à faire campagne pour la reconnaissance des injustices subies, dont l’association Agir pour la dignité, dont font partie Bernard et Nicolas.
2004: une pétition nationale est lancée pour demander une reconnaissance officielle et des indemnisations pour les anciens enfants placés.
2011: la question est abordée au niveau fédéral lorsque le Conseil fédéral (gouvernement suisse) commence à examiner des mesures pour reconnaître les souffrances subies par ces enfants.
2013: la première publication d’un rapport historique commandé par la Confédération met en lumière l’ampleur des abus et des injus-tices.
2014: le Conseil fédéral présente ses excuses officielles aux anciens enfants placés pour les souffrances subies.
2015: le Parlement adopte la Loi fédérale sur les mesures de réparation en faveur des enfants placés, prévoyant une compensation fi-nancière pour les victimes.
2017: création d’un fonds de réparation doté de 300 millions de francs, destiné à indemniser les anciens enfants placés.