Troisième et dernière partie:
En Turquie, comme dans de nombreuses régions du monde, la montée en puissance de groupes et de partis politiques ouvertement racistes et parfois fascistes a encouragé les per-sonnes sympathisant avec ces opinions à devenir plus ouvertement violentes.
Lorsque nous avons parlé à Esem[1], elle nous a indiqué que les centres étaient récemment surpeuplés et que les autorités y amenaient des centaines de personnes qui étaient ensuite gardées dans la cour, sans accès aux toilettes, aux douches ou à l’eau. Cela s’était produit la semaine précédant notre entretien. Étant donné qu’en Turquie, les avocat·es qui travaillent dans ce domaine acquièrent le plus souvent des client·es par recommandation, elle a commencé à recevoir des appels de personnes qu’elle ne connaissait pas, pour des raisons qu’elle ne comprenait pas.
«En fait, cela a commencé la semaine dernière, lorsque nous sommes arrivés pour rencontrer nos client·es. Il y avait des gens dans la cour et au début nous avons pensé qu’il s’agissait d’un enregistrement, que peut-être iels avaient ramené des gens de la mer ou du bus et les enregistraient. Mais iels y sont resté·es toute la journée. Puis iels ont commencé à nous demander de l’eau par la fenêtre des salles d’entretien du centre. Nous n’avions même pas le droit de leur parler. Lorsque nous leur parlions, les gardes arrivaient et interrompaient notre conversation. Iels nous ont dit qu’iels étaient là depuis le week-end (qui durait alors environ trois jours), qu’iels dormaient là, mais n’avaient pas de couvertures, de nourriture ou d’eau. Il y avait des enfants aussi. Lorsque nous avons informé les gardes de la situation, nous n’avons obtenu aucune explication. L’autre jour cela s’est reproduit, et ça a duré toute la semaine. Mais les gens avaient changé. Peut-être qu’iels les ont emmené·es à l’intérieur pour faire de la place aux nouveaux/velles arrivant·es. Nous recevions continuellement des appels de personnes se plaignant de ne pas avoir pris de douche ni de nourriture depuis une semaine et qu’il y avait beaucoup d’enfants. Iels nous ont supplié·es de faire quelque chose. J’ai écrit une dizaine de demandes au directeur du centre de détention, mais je n’ai jamais reçu de réponse et la situation n’a jamais changé.»
Bientôt, la situation a atteint son paroxysme, comme elle a continué de l’expliquer. «Hier soir, mes client·es appelaient encore. Iels me disaient, sortez-moi d’ici, s’il vous plaît, aidez-moi. Quand je suis arrivée au centre, il y avait douze bus. Les gros comme ceux pour les transferts. Ils les ont emmené·es dans d’autres villes. La plupart sont déporté·es jusqu’à la frontière orientale. C’était bizarre parce que dans notre loi, lorsque vous ouvrez un dossier d’expulsion d’une personne (une requête pour annuler la décision), vous ne pouvez pas expulser cette personne. Mais cette fois, iels les ont expulsés alors qu’iels avaient des avocat·es, des dossiers juridiques, etc. J’ai maintenant de nombreux collègues dans la même situation, et c’est pourquoi nous ne comprenons pas ce qui se passe.»
Selon Esem, ces expulsions ont lieu sur ordre non écrit d’Ankara. Il est intéressant de noter qu’au cours de cette même période, les transferts des îles de la mer Égée vers le continent grec ont été temporairement interrompus en raison de la surpopulation des installations du continent. En outre, selon leurs propres statistiques, le nombre de personnes appréhendées alors qu’elles tentaient de traverser la frontière a considérablement augmenté au cours des trois derniers mois par rapport au reste de l’année.
D’après nos conversations, la situation dans les centres de pré-éloignement était pire que ce à quoi nous nous attendions. Et de fait, depuis nos entretiens, cela n’a fait qu’empirer. Parmi les milliers de personnes qui se trouvent dans de tels établissements, les avocat·es solidaires ne peuvent en aider qu’un nombre limité, et le reste se retrouve sans aucun soutien juridique ou de quelques autres sortes. Ces lieux sont souvent utilisés comme dépotoir pour toute personne arrêtée pour des accusations liées à la migration irrégulière, que ce soit à la suite d’un refoulement ou d’une simple promenade dans la ville.
L’instrumentalisation continue
En outre, les migrant·es en Turquie sont souvent utilisé·es comme pions dans les jeux politiques auxquels Erdoğan se livre avec l’Union européenne. En 2020, le gouvernement a envoyé des bus à la frontière terrestre avec la Grèce pour tenter d’intimider l’UE. Des centaines de personnes ont tenté de prendre d’assaut la barrière frontalière, faisant plusieurs mort·es. À Lesbos, nous observons souvent une augmentation du nombre de personnes essayant de quitter la Turquie, en fonction des relations politiques entre elles et la Grèce ou l’UE. Nous le savons parce que les garde-côtes turcs publient chaque semaine sur leur site Web des chiffres sur le nombre de personnes trouvées/sauvées en mer à la suite d’un push-back. Si vous combinez cela avec le nombre de nouvelles inscriptions sur les îles, il est possible d’obtenir une estimation du nombre de personnes qui ont tenté de traverser la frontière au cours d’une période donnée, en plus du nombre de personnes ramenées en Turquie. Ces chiffres sont un autre exemple d’instrumentalisation, dans la mesure où la Turquie les utilise, ainsi que les push-back en général, à des fins de propagande. L’année dernière, le New York Times, entre autres, a rédigé un rapport détaillé sur les push-back, basé sur les informations et la coopération des garde-côtes turcs. À plusieurs reprises, iels ont utilisé des vidéos de push-back à leur avantage, afin de détourner l’attention de la situation à la frontière Est ou Sud.(...)
Les personnes originaires du continent africain se trouvent dans une situation très précaire et illégale en Turquie. Cela montre donc à quel point les autorités turques sont disposées à obtenir des preuves de refoulement qu’elles peuvent utiliser comme propagande honteuse contre la Grèce. Dans le même temps, la Turquie expulse continuellement des personnes vers des pays tels que l’Afghanistan et a également ses propres pratiques de refoulement à ses frontières Est et Sud.
Conséquences sur les flux migratoires
Après l’ouverture initiale de la frontière avec la Syrie en 2015, il est rapidement devenu évident qu’un grand nombre de personnes continueraient d’arriver vers l’Europe via la route de la mer Égée. Les Syrien·nes qui ont choisi de rester ont été accueilli·es comme des «invité·es», ce qui impliquait qu’iels partiraient dès que le conflit en Syrie serait résolu. Cependant, cela ne s’est pas produit jusqu’à ce jour et il est vite devenu très clair que ces personnes ne rentreraient pas et que l’Europe ne voudrait pas non plus en accueillir davantage. Cela a abouti à l’accord européen signé fin 2016. La Turquie empêcherait les migrant·es de traverser la frontière, en échange de grosses sommes d’argent. Cela a marqué un changement, à la fois en Turquie, mais aussi en Europe. L’accent est passé de l’emphase à l’hostilité des deux côtés. Il s’agit d’un élément emblématique de la politique migratoire européenne de ces dernières années, des accords similaires ayant depuis été conclus avec d’autres pays.
Nous connaissons l’effet de l’accord sur Lesbos. La détention, les procédures d’asile plus diffi-ciles et la désignation de la Turquie comme «pays tiers sûr» en sont quelques-unes. Même si l’accord visait à empêcher les migrant·es de traverser la frontière, à ce stade, cela semble avoir l’effet inverse. De plus en plus de personnes traversent la mer Égée ces derniers temps, malgré les push-back meurtriers et les efforts croissants de la police et des garde-côtes turcs. Les gens qui sont repoussés et survivent tentent très certainement à nouveau.
«Récemment, un de mes amis qui a une famille a décidé de déménager en Grèce en raison des contrôles accrus et du racisme en Turquie. Les élections locales approchent et cela a vraiment mis les gens, les réfugié·es, mal à l’aise. Iels doivent travailler, iels doivent socialiser et ces choses sont devenues vraiment difficiles. Iels ne peuvent même pas trouver d’emploi. Jour après jour, les gens s’opposent de plus en plus aux réfugié·es. Iels ne veulent pas travailler avec eux ni socialiser avec eux, iels ne peuvent donc pas gagner d’argent ni se créer une place dans la société turque. Avec une autre famille, je n’ai pas pu trouver de maison à louer, car iels sont syrien·nes. Tout al-lait bien, je serais la garantie du propriétaire (car Omar est citoyen turc), mais il n’a pas accepté. Avant, ce n’était pas vraiment si compliqué, si vous aviez de l’argent ou une garantie, c’était ok.»
Omar[2] souligne que pour lui, les effets de l’accord UE-Turquie sont l’une des principales raisons pour lesquelles les gens émigrent actuellement vers l’Europe. Esem le confirme et déclare que contrairement à avant, les gens ne demandent plus de statut de réfugié·e ou de protection internationale, mais souhaitent simplement quitter le centre de pré-éloignement pour pouvoir rejoindre l’Europe le plus rapidement possible.
La Turquie n’est pas un «pays tiers sûr»
Les grandes lignes de cette conclusion étaient visibles dans tout Basmane. Les nombreux magasins qui échangent de l’or contre de l’argent liquide sont remplis de migrant·es. Et même s’il y a encore beaucoup de migrant·es dans les rues, la présence des autorités se fait aussi sentir. Par les contrôles, la surveillance, mais aussi par le subtil changement des enseignes des magasins de l’arabe au turc sous la menace d’amendes. (...)
Savoir que de telles arrestations sont monnaie courante, connaître la situation dans les centres de pré-expulsion et le fait qu’il y ait des expulsions massives depuis ces centres me rend triste et en colère. En colère, car l’Union européenne insiste sur le fait que la Turquie est un «pays tiers sûr». C’est triste parce que je sais que ce n’est certainement pas le cas mais, pour que la politique d’asile inhumaine de l’Europe perdure, cela doit être le cas. C’est une tournure de phrase presque orwellienne: tant qu’iels le disent, iels doivent aussi le croire. Et iels doivent y croire pour que cet accord inhumain et cynique soit sans cesse renouvelé. Et au moment de la rédaction de cet article, l’UE renégocie son accord avec la Turquie et conclut également des accords similaires avec d’autres gouvernements controversés à la périphérie de l’Union, ne montrant aucun signe d’arrêt et faisant du mensonge des «pays tiers sûrs» un fait international. Il ne fait aucun doute que la Turquie n’est pas «sûre» pour les migrant·es et les réfugié·es. Leur vie est, au mieux, rendue impossible par le climat social actuel et les contrôles gouvernementaux. Dans le pire des cas, iels sont pourchassé·es par les autorités et une partie de la population, arbitrairement emprisonné·es sans procédure régulière, courent le risque d’être gravement blessé·es ou expulsé·es dès qu’iels sortent, si tant est qu’iels parviennent à trouver un endroit où vivre.
Les informations et déclarations contenues dans ces textes sont basées sur des entretiens réalisés entre le 29 septembre et le 4 octobre 2023, et utilisées avec autorisation, sur les expériences personnelles et les rapports de diverses organisations. Un merci spécial à Hibai Arbide Ada et Diyar Saraçoğlu[3].
Dirk Tobias Reijne, No Border Kitchen Lesbos
- Il vit en Grèce depuis 2014, où il a travaillé comme correspondant pour la télévision et a publié des articles dans la presse écrite de divers médias internationaux. Il est impliqué dans les questions relatives aux frontières et à la liberté de circulation depuis près de deux décennies, d’abord en tant qu’activiste, puis en tant qu’avocat et maintenant en tant que journaliste, couvrant la soi-disant «crise des réfugié·es» de ces dernières années en Grèce, dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Allemagne. Les questions sociales, les droits civils et les ques-tions liées aux LGTBI+ sont d’autres sujets qu’il aborde régulièrement dans le cadre de son travail.
- Avocate indépendante qui a régulièrement affaire à des détenu·es du centre de pré-détention d’Izmir.
- Urbaniste de profession, travaille depuis des années avec des migrant·es dans le quartier de Basmane.
- J’ai été rejoint par le journaliste Hibai Arbide Aza et le producteur local Diyar Saraçoglu afin d’enregistrer les interviews.